Faut-il pointer pour être femme au foyer ?
Elles ont travaillé. Puis elles se sont mariées. À l’aube de la trentaine, elles ont quitté leur job pour s’occuper de(s) bébé(s), ou simplement pour profiter de la vie. Certaines d’entre elles touchent pourtant le chômage. Abus ou conséquence logique d’une situation qui défavorise celles qui restent à la maison ?
Portrait-robot
Elle habite une commune agréable et verte. Elle est probablement de bonne famille, comme on dit. Elle a brillamment réussi Science-Po, l’Ichec, l’Ihecs ou une autre grande école. Après ses études, elle a donc rapidement trouvé du travail. Elle a commencé au bas de l’échelle, bien sûr, mais elle comptait bien se hisser au sommet : « Je voulais devenir directrice marketing. » Elle a rencontré un homme dont elle est tombée amoureuse. Accessoirement, il avait un (très) gros revenu. Elle, avec ses 2 000 euros par mois net, ne faisait pas le poids.
Puis vint l’heureux événement. Pour lui, la paternité tranquille, et pour elle, une charge de plus. Parce que monsieur n’est pas du genre à jouer au domestique ou à la nounou. « Il ne fait rien à la maison, rien ! Il joue avec les enfants, oui, et il a un très bon contact avec eux, mais pour le reste, ni courses, ni vaisselle, ni le bain de bébé, et il n’a jamais trouvé le temps d’aller chercher les enfants ou de les conduire à l’école ! »
Alors, elle s’est plainte. Le boulot, le boss, le stress quand on arrive en retard à la crèche, la panade, le bain, les couches, le pédiatre, la cuisine et, malgré la présence quasi quotidienne d’une femme de ménage, le pressing et les courses, ça faisait trop !
« Et si tu arrêtais de travailler ? Avec ce que je gagne, on a largement de quoi vivre », dit l’homme. Cette phrase est revenue régulièrement, insidieusement. Elle soupirait ? Il lui tendait sa solution. Elle était épuisée en rentrant au bercail ? Il lui rappelait son salaire à lui, tellement supérieur à son piteux revenu à elle. Un jour, elle a cédé, « pour voir ». Elle a quitté l’entreprise, qui a proposé de lui donner son C4, s’est inscrite au chômage, et comme il n’y a pas de petit profit, l’homme lui a dit « on va se domicilier séparément, comme ça, tu auras ton argent de poche, tu ne dépendras pas tout à fait de moi ». Il faut dire que ce domicile fictif fait grimper l’allocation de chômage de 500 euros à 1000 euros par mois environ. Et si le couple n’est pas marié, il n’y a plus de cumul et l’allocation n’est pratiquement pas taxée (sinon, elle revient pour moitié… à l’État) !
Voilà pour le portrait-robot. Il est un peu grossier, bien sûr.
L’une de ces nouvelles femmes au foyer – appelons-la Louise – avait d’excellentes raisons de faire une pause-carrière : son aînée a eu des problèmes de santé et le médecin avait recommandé qu’elle reste à la maison. Mais Louise n’a pas pu se résoudre à la confier à une nounou toute la journée.
Louise avait une autre obsession : elle avait mal vécu le divorce de ses parents. Sa mère s’était retrouvée pratiquement sans ressources (et sans droit au chômage). Trouver du boulot ? Impossible : avoir été femme au foyer trop longtemps vous ferme la porte au moindre emploi. Pour Louise, il était donc hors de question de vivre aux crochets de son époux. Elle s’est donc lancée dans la maternité au foyer à full time, et ça lui a plu. « Avant d’être maman, je n’avais jamais pensé être femme au foyer », confie-t-elle. « Mais j’avoue que ma relation avec les enfants est nettement meilleure aujourd’hui : je ne reviens pas stressée du boulot. » Élever les enfants à la maison n’est pourtant pas de tout repos : « C’est beaucoup plus fatigant que le travail de bureau. Les pauses, c’est jamais ou presque. Mais c’est beaucoup moins stressant ! »
Si Louise a pu gérer le présent en préservant son avenir, beaucoup d’autres foncent tête baissée et vivent au jour le jour. Sans se soucier de ce qui pourrait arriver si leur couple périclitait brusquement. Pourtant, après plusieurs années d’absence sur le marché du travail, leurs chances de trouver un emploi diminuent sévèrement. Les statistiques le montrent, une séparation est plus que plausible : deux mariages sur trois finissent par un divorce en Belgique. Bon à savoir si, naïves, on pense amour-toujours. Comment, en restant à la maison et au ménage, sans sécurité à long terme, une femme aura-t-elle les moyens de s’en aller si c’est nécessaire ? Alors que le conjoint, lui, poursuit sa carrière, et a l’argent qui permet tout. Sauf une chose, toutefois : offrir à sa conjointe un statut social. Alors, elle va « pointer ».
De quoi choquer celui ou celle qui s’est un jour retrouvée au chômage sans autres ressources. L’État est plus ou moins fauché et les allocations devraient être réservées à ceux qui en ont vraiment besoin, se dit-on. Mais étrangement, la nouvelle femme au foyer n’a pas vraiment le choix : elle doit chômer. Sinon, elle perd ses droits à la sécurité sociale.
Sur le site femmesetfoyer.be, une étudiante, Sarah Luc, constate : « Aujourd’hui, juridiquement parlant, une femme au foyer n’est rien. Elle n’a pas de rémunération ni de sécurité sociale personnelle et, fiscalement, elle est considérée comme une personne à charge. N’étant pas demandeuse d’emploi, elle ne bénéficie d’aucune aide si elle décide d’en retrouver un » (sauf après 40 ans).
Pas pour elle, le Plan Activa qui inciterait un patron à l’employer, l’accès aux formations gratuites ou même aux haltes-garderies où la chômeuse, elle, dépose son petit le temps de se présenter pour un job. Rien de tout cela pour la «femme rentrante», comme on l’appelle parfois, qui – c’est Sarah Luc qui le dit encore – « dépend entièrement de son conjoint ».
L’allocation de chômage est donc la manière la plus pratique (et la plus rentable) de régler l’absence de statut pour les nouvelles femmes au foyer qui ont travaillé. Alors, certaines de ces jeunes mères au conjoint plutôt à l’aise trouvent dans cet argent tombé du ciel l’illusion d’une sorte d’indépendance. L’une d’elles (qui a depuis repris le travail) – appelons-la Edwige – explique : « Mon mari ne me donnait pas d’argent pour mes loisirs. Il payait tout dans la maison, pour les enfants, etc. Mais quand je voulais une robe, m’offrir un massage ou un cinéma, c’était avec mon argent. » Autrement dit, avec ses allocations de chômage.
Et lorsqu’on demande à Edwige si ça l’a gênée de toucher de l’argent de l’État alors que le père de ses enfants est franchement friqué, elle répond que pas du tout, « dans notre couple, il y a son argent et mon argent ». Edwige rappelle qu’elle a travaillé, et donc cotisé pendant des années. Et elle a repris le travail après s’être occupée de ses enfants at home pendant deux ans. Alors, quand même, elle « y a droit », dit-elle. Elle précise qu’elle a repris le boulot « non pas parce que je n’aimais pas être femme au foyer – au contraire, j’ai adoré ça – mais parce que je ne supportais plus le regard des autres. Ne pas travailler, ce n’est pas du tout accepté socialement aujourd’hui. Surtout quand on a fait des études. Quand je disais à des amies que je ne travaillais pas, il y avait une espèce de blanc, un regard un peu bizarre, et ça me dérangeait. »
D’autres de ces jeunes mères au foyer profitent simplement de chaque jour. Carpe diem.
C’est le cas de Célia, la petite trentaine, qui se dit comblée. De temps en temps, elle embarque la carte de crédit du père de ses enfants pour faire les boutiques. L’an passé, il lui a offert une nouvelle BMW 4x4 pour son anniversaire. Officiellement, lui vit chez ses parents. Du coup, elle est considérée comme isolée avec enfants et touche un peu plus de 1 000 euros du chômage. Quand on lui demande si ça la dérange, elle répond d’emblée : « Avec tous ces étrangers qui viennent profiter, je ne vois pas pourquoi je me gênerais », dit-elle, sur la défensive.
Puis, comme si cette excuse la gênait quand même un tout petit peu, elle ajoute : « Dites, vous savez ce que mon mec paye comme impôts tous les ans ? » Pourtant, elle n’a pas besoin d’argent de poche. L’homme subvient à tous ses besoins, et plus encore. Son allocation de chômage sert en fait à payer la nounou qui s’occupe des enfants.
On écoute Célia et on revoit « Mad Men », quand la jeune bourgeoise prend du bon temps aux frais de son mari sans trop se rendre compte qu’elle lui sert de jolie potiche, plus intéressante en nuisette qu’en tailleur de cadre dynamique.
Edwige n’est pas de ce bois-là, mais elle se rend compte qu’elle a fait un bond en arrière par rapport à sa mère, qui a toujours travaillé : « Mon père aidait au ménage, il nous donnait le bain, enfin, il participait… Je me souviens qu’après le repas, il restait avec ma mère dans la cuisine et aidait à débarrasser et à remplir le lave-vaisselle. Pour mon homme, c’est hors de question. Pour vous dire, il ne sait même pas où est l’huile d’olive ! » rit-elle. On comprend mieux pourquoi les organisations féministes considèrent que seul le travail émancipe la femme…
Exception notable et originale : le mari de Louise, la première femme que nous avons interviewée, vous vous rappelez ? Un peu old school peut-être, et en tout cas détestant imaginer sa femme au chômage, il a fini par lui proposer un plan de vie : la faire engager à mi-temps par sa propre société, afin de préserver ses droits. Pas vraiment légal-légal, puisqu’elle n’y travaille pas en réalité. Mais une belle reconnaissance de son job de maman...
Si les femmes au foyer chic peuvent faire illusion quelque temps, il y a toujours ce moment où Actiris, le VDAB ou le Forem réagit.
Après deux ans, Edwige s’est vu imposer un stage, avec des horaires de jour. « Du coup, je ne pouvais plus m’occuper de mes enfants non plus ! Alors, autant retourner travailler », confie-t-elle. Les autres « mères chômeuses » seront toutes un jour confrontées à ce genre de choix. Célia s’en sort pour l’instant en mentant systématiquement sur ses recherches d’emploi, qui sont obligatoires.
Pour celles qui trompent l’Onem en prétendant être domiciliées ailleurs que leur mari (ce qui double le montant de l’allocation, pour rappel), les risques sont en fait minimes. Les contrôles sont rares. « Personne n’est jamais venu voir si j’habitais bien seule et lui de son côté ! » nous dit l’une d’elles. Et pour cause : en 2012, sur les 420 000 chômeurs complets indemnisés, 23 025 ont été contrôlés et 4 429 sanctionnés, pour un montant de 5 500 euros en moyenne. Au pire, les contrevenantes risquent de devoir rembourser la différence entre l’allocation qu’on leur a versée et celle à laquelle elles avaient réellement droit. À cela peut s’ajouter la suppression de leur « chômage » pendant une à treize semaines maximum. Ce qui peut s’avérer dramatique pour de « vraies » chômeuses n’a aucun effet sur celles dont les maris ont les moyens. Même si le risque de poursuites pénales existe, elles sont rarissimes.
Mais si l’attitude de certaines est choquante, des règles en vigueur dans notre pays le sont aussi : les revenus de capitaux n’ont par exemple aucune influence sur le droit au chômage ! Autrement dit, si vous êtes rentière et que vous percevez même un million d’euros par an, vous avez droit… au chômage complet indemnisé !
Onem ou pas, au final, chacune vit sa vie de mère au foyer à sa façon. Certaines s’émancipent, s’épanouissent, prévoient toute éventualité. Se consacrer à ses enfants et au ménage peut aussi être une vocation que l’on choisit pour le bonheur qu’il procure. On peut difficilement reprocher à une maman de se donner une chance de construire une relation privilégiée avec ses enfants et de soigner leur éducation. Pourvu, bien sûr, que le mâle soit alors capable de comprendre qu’il n’est pas qu’un bailleur de fonds qui peut se permettre de regarder la mère de ses enfants d’un œil arrogant, voire méprisant, du haut de son travail si important parce que si rémunérateur. À entendre les témoignages de certaines, tout est à refaire de ce côté-là !
S’il y a aussi des exemples plus rassurants – mais n’y en a-t-il pas toujours eu ? – trop de ces jeunes femmes s’enferment dans une relation proche de la soumission, et effacent sans s’en rendre compte les petites victoires que leurs mères et grand-mères ont remportées, pied à pied, jour après jour, sur le patriarcat. Quand on sait qu’il y a probablement un million de Belges au foyer (dont seulement quelques milliers d’hommes), on se dit qu’il y a un débat à mener. Mais peut-être qu’on pourrait déjà rappeler à certaines de ces chômeuses chic que les allocations dont elles pourraient se passer finiront bien par léser celles qui en ont vraiment besoin. Et que femme ou pas, on se fait mieux respecter quand on est soi-même un tant soit peu… respectable.
Marcel Sel