Jared Leto est mourant.
Enfin, c’est ce qu’il veut me faire croire. L’homme est recroquevillé dans un fauteuil, dans une sombre chambre d’un hôtel milanais. Ses mains tremblantes sont camouflées par une couverture en laine et ses yeux d’un bleu glacier me fixent avec angoisse, prêt à recevoir le coup de grâce – ma première question. Quel comédien !
N’oublions pas que le mourant en question a remporté un Oscar et bénéficie d’une célébrité internationale. Un acteur capable d’incarner à la perfection un psychopathe, un drogué, un criminel ou un transgenre. Une bête de scène inépuisable, qui avec son groupe 30 Seconds To Mars assure des concerts de plusieurs heures sans fléchir. Un pitre très actif sur les réseaux sociaux qui, quelques heures avant notre entretien, postait une photo de lui en pleine forme sur Snapchat. Et son assistante voudrait me faire croire, d’une voix d’outre-tombe, qu’il est terrassé par « a terrible cough », alors que dehors, le mercure franchit allègrement la barre des 35°C. Pourquoi une telle comédie ? Tout simplement parce qu’il aime se jouer de lui. Jared Leto est un véritable démon, et même s’il y a aujourd’hui au programme une interview sur son rôle principal dans la dernière campagne pour le nouveau parfum de Gucci, il semble clairement avoir décidé de trouver très drôle de mettre les journalistes très mal à l’aise. Cela ne l’empêche pas d’être fier de son projet et de sortir, par moments, de son rôle. Il ne peut par exemple pas réprimer son enthousiasme lorsqu’il évoque son ami et créateur de Gucci, Alessandro Michele, et son dernier compagnon : une tortue. Un mélange absurde de drôles d’oiseaux… Totalement en ligne avec le nouveau Gucci.
La révolution drastique subie par Gucci l’année passée n’aura échappé à personne. La maison, jadis bastion du véritable luxe à l’italienne, a connu plus d’un revirement au cours de ces dernières décennies. Une attitude porno chic sous Tom Ford, au sommet avec des campagnes géniales mais controversées – considérées comme en défaveur de l’égalité de la femme par les critiques. La période très réussie de Ford a été suivie de la douceur de Frida Giannini. La créatrice italienne a moins donné dans le choc, lançant un style plus froid. Avec elle, la maison Gucci a également participé à plusieurs campagnes en faveur des droits de la femme, telles que le programme Chime for Change, en collaboration avec Beyoncé Knowles et Salma Hayek. Après dix ans à peine, elle semblait avoir fait le tour de Gucci – à moins que ce ne soit l’inverse – et elle s’en est donc allée. C’est ainsi qu’un bel inconnu, Alessandro Michele, est arrivé à la tête de la maison italienne en 2015. L’homme était pourtant une valeur sûre de la maison depuis plusieurs années, mais en coulisses. Son passage de l’ombre à la lumière ne pouvait être plus grandiose.
Il a d’emblée présenté une nouvelle vision : Gucci, qui avait connu successivement une sexualité explicite et l’émancipation de la femme, serait désormais sous le signe de l’émancipation tout court. Plus de règles, plus de directives, plus de soucis. Au propre comme figuré, Michele allait s’adonner au mix&match. Sa passion pour les meubles poussiéreux et les tissus d’ameublement, pour all things crazy et pour tout ce qui ne cadre pas se transpose dans des collections éclectiques qui, depuis un an, ne récoltent que des louanges. Au figuré donc, tout est dans le mix : hommes et femmes, enfants et adultes, humains et animaux, ombre et lumière, bien et mal… Tout bénéficie d’un éclairage nouveau. Une nouvelle aube qui remet Gucci sur le devant de la scène, et pour laquelle les guilty pleasures ne peuvent exister que pour être pleinement vécus.
Après le défilé de mode, place à Gucci Beauty, et c’est là qu’entre en jeu Jared Leto. Il partage avec Michele une passion pour l’amour absurde et les coiffures à la Jésus, et tous deux vouent une haine féroce des règles. Il n’y avait pas meilleure figure de proue pour la nouvelle campagne Gucci Guilty. Cette dernière a été mise en scène par Michele en personne à Venise, haut-lieu de la dépravation exemplaire. On peut voir Leto, dans la lumière dorée du petit matin – il est question d’une nouvelle aube, ne l’oubliez pas – songeant à son acte effroyablement audacieux de la veille au soir. Les deux jeunes filles étendues, à moitié nues, dans son lit d’hôtel vous donnent une idée du mauvais pas en question. « Venise était l’endroit idéal pour cette histoire », lance-t-il d’emblée dans la pénombre de cette chambre d’hôtel un rien moins sexy. « C’est une ville magique, qui n’aurait jamais dû exister, en raison de sa situation géographique pour le moins défavorable. Elle ne doit son existence qu’à l’obstination des Vénitiens. Et à leur décadence, évidemment. Sans décadence, point de vie… »
Une dépravation productive, donc. J’ai voulu savoir quel avait été le plus grand acte de débauche de Leto. « Je ne pense pas que nous puissions en parler », répond-il presqu’en s’excusant. « J’aurais pu mal tourner. J’ai déjà connu de nombreuses situations décadentes qui ne peuvent vraiment pas faire l’objet d’une publication. » Jared Leto a été élevé par une mère hippie, qui l’a entouré, lui et son frère Shannon – cofondateur de 30 Seconds to Mars – d’artistes divers et variés, et qui lui a surtout laissé suivre sa voie. « Mon éducation n’a pas connu beaucoup de règles. Il y avait bien évidemment quelques bases à respecter, mais il n’était pas vraiment question de conformisme. Je croyais sincèrement dans le fait de faire ce que je pouvais, et de suivre mon intuition. Tant que vous ne faites de mal à personne, les règles sont juste là pour être enfreintes. » Rien d’étonnant donc à ce que l’acteur recherche, au travers de ses rôles, des personnages dénués de toute forme de conformisme. L’été passé, vous avez pu l’admirer dans le rôle de l’exécrable Joker, dans le très attendu Suicide Squad. Un rôle qui l’a fait glisser vers le côté obscur. Leto est connu pour s’impliquer énormément dans la préparation de ses films, parfois au détriment de sa propre santé. Il reste dans son rôle durant toute la durée de la réalisation du film. Rien d’étonnant donc à ce que l’aimable Joker ait exercé son pouvoir sur lui à la longue. « C’est en fait un chouette gars, avec un terrible sens de l’humour. Vous ne me trouvez peut-être pas très sympa aujourd’hui (parce que je suis malade, et il tousse), mais en général je suis quelqu’un de très marrant moi aussi. Son humour est sombre, tranchant. L’un de ces humours qui vous enveloppe et vous captive. Je le trouve addictif, il fait et dit tout simplement ce qu’il a envie de faire ou de dire. La réalisation du film est terminée, et il me manque, car nous avons vécu beaucoup de choses terribles ensemble. » Un exemple ? A la fin d’une longue journée de tournage, Leto a envoyé à sa partenaire à l’écran, Margot Robbie, un paquet-cadeau contenant un rat. A sa grande déception, l’actrice ne fut pas choquée le moins du monde et adopta l’animal. « Elle l’emmenait partout sur la scène, c’était étrange. »
La star elle-même est passionnée par les bestioles. Au cours des jours qui ont précédé notre interview, il a mis Milan en émoi à cause… d’une tortue. « Elle est géniale. Elle n’a pas de nom, mais c’est mon amie. Je pense qu’elle doit avoir dans les 35 ans. Je l’ai trouvée lors d’un shooting il y a quelques jours, et depuis, nous sommes inséparables. Je vous jure : elle me suit partout et est particulièrement rapide pour son âge. Et pour une tortue. Elle vient parfois si près que je peux sentir sa respiration, mais je dois vous avouer que ce n’est pas vraiment agréable. Et je trouve cela surprenant, car je ne pensais pas qu’une tortue pouvait avoir une telle odeur. » A propos d’odeurs, elles sont toujours liées à des souvenirs, et y a-t-il un arôme que Jared Leto n’est pas prêt d’oublier ? « Evidemment : l’odeur d’un feu de camp. Cela évoque mes meilleurs souvenirs. Ça, et le mélange de marijuana et de sueur. Pourquoi ? Ce sont les effluves du public lors d’un concert. Une odeur à la fois abominable et belle, car je l’associe aux concerts, au kick d’adrénaline, à l’impression d’être capable de tout. »
Maintenant que nous sommes engagés sur la voie olfactive, je retente ma chance avec Gucci. Le parfum Guilty mélange des arômes qui, traditionnellement sont considérés comme féminins et masculins. Ce choix est parfaitement conscient, et il cadre avec le nouveau style de la maison, qui veut faire fi des limites entre les genres. « Alessandro recherchait « quelqu’un d’autre », quelqu’un qui ne prendrait pas la poudre d’escampette à la lecture du scénario. Je pense que mon côté dysfonctionnel lui a plu… ». Dans la campagne, on peut voir comment Vera Van Erp, modèle néerlandaise, en allumeuse de service, barbouille de rouge à lèvres le séduisant minois de Jared Leto. C’est l'acteur tout craché, ça. Un sex-symbol international, mais aussi un homme qui vous donne envie de le maquiller et le vêtir d’un chemisier en soie. Et il aime ça. Pour son rôle de transgenre dans Dallas Buyer Club (2014), il a refusé, pendant toute la durée du tournage, de porter des vêtements masculins. Ses efforts lui ont valu un Oscar, mais aussi une passion étrange pour la garde-robe féminine. « Les looks de mon personnage étaient incroyablement cool, et principalement composés de tops, de robes et de pantalons d’occase. Personnellement, j’adore les robes. C’est confortable, agréable à porter, un peu comme si vous ne portiez rien, et ça, c’est un sentiment incroyablement libérateur. Les bas, par contre, ce n’est pas trop mon truc. Je les déteste encore plus que les hauts-talons, en fait. Je ne comprends pas comment les femmes peuvent se glisser là-dedans chaque jour ! A la fin du tournage, j’ai eu beaucoup de mal à me défaire de mon personnage. Vous savez, quand vous incarnez un personnage, vous l’aimez, et lui dire adieu est vraiment pénible. »
Leto n’aura pas dû se priver trop longtemps de son côté féminin, car il peut le revivre pleinement avec Gucci. Et cela lui plaît clairement. Bomber brillant, bottes pointues à motif floral, parfum délicieusement déroutant, tortue turbo… ainsi avance cet homme dans la vie. Enfin, quand il n’est pas mourant. Hum hum.