À 42 ans, Marine vient de perdre son emploi d’archiviste dans un musée. Elle passe beaucoup de temps devant la télé, et pour se distraire, se lance dans les jeux de hasard.

J’ai toujours aimé les environnements méditatifs, comme les bibliothèques. Rien ne me rend plus heureuse que de passer un samedi après-midi dans une librairie. C’est pour ça que j’ai mené avec bonheur des études d’histoire de l’art, avant de trouver un boulot dans les réserves d’un musée. Pour moi, le rêve. Lorsque mon CDD a pris fin, j’ai difficilement encaissé le coup. Avec mes premières allocations de chômage, j’avais prévu de me la couler douce tout en cherchant un autre emploi qui me permettrait de vivre sereinement, cultivée et planquée. Pour me donner des petites émotions, je jouais de plus en plus souvent aux jeux de grattage. Je gagnais vingt euros, j’en perdais cinq, ça me distrayait sans conséquences. Les mois se sont enchaînés, Noël est arrivé.

Comme je commençais à être fauchée, j’avais prévu d’offrir des pochettes de la Loterie nationale à mes amis. J’ai organisé un goûter « chocolat chaud » chez moi, mais un de mes potes s’est décommandé. J’ai donc gratté tous ses tickets. Et gagné « ses » 500 euros. Ça a mis une merveilleuse ambiance à ma soirée, mais surtout, j’ai annoncé : « Puisque je n’ai pas mérité ces 500 euros, je vais les investir dans de nouveaux tickets. » Mes amis m’ont tous prévenus : « Marine, c’est complètement idiot ! Tu ne vas jamais remporter le gros lot deux fois d’affilée ! » Je n’avais rien à perdre à dilapider ce que je n’avais même pas gagné, j’ai tenté le coup. J’ai acheté plusieurs billets de Lotto. Je me suis tout de même offert une semaine en last minute dans un petit hôtel en Espagne, avant d’investir le reste dans des chiffres aléatoires. Je reste une femme de lettres…

J’étais donc tranquillement alanguie à une terrasse à la Costa del Sol, lorsque j’ai vérifié le dernier tirage de la loterie sur mon téléphone portable. Et j’en suis tombée par terre. Je ne connaissais pas encore le montant de mes gains, mais je savais que ce serait conséquent. J’ai attendu la fin des vacances en fantasmant sur tout ce que j’allais faire des millions que je me voyais déjà toucher, et c’est en vainqueur que je me suis présentée au bureau officiel du Lotto. Je n’avais pas gagné 38 millions, mais 265 000 euros, et c’était déjà très bien. Moins flippant, d’une certaine façon.

Contrairement à ce qu’avaient prédit mes amis, les responsables m’ont appris qu’il était pas rare que la même personne gagne deux fois. Peut-être parce que les gagnants étaient préalablement des joueurs ? Je n’en saurai jamais rien étant donné que je n’avais plus d’emploi, pas de mec et pas de perspective de gros héritage, la seule chose intelligente à faire aurait été de m’acheter directement un appartement. C’est ce que tout le monde attendait de moi, la fille discrète et prévoyante, qui préférait la poussière aux paillettes. Et c’est là que j’ai craqué.

Alors que je suis locataire de mon appartement, je me suis acheté une jolie petite voiture de sport.  Rouge. D’abord, j’ai dû passer mon permis. Puis je n’ai plus jamais conduit ma chère auto rouge. J’avais peur de circuler en ville. Ensuite, je me suis découvert beaucoup de potes que je n’avais pas soupçonnés. C’est quand même étonnant, quand on gagne une forte somme d’argent, de voir combien, soudainement, les gens se rappellent à votre mémoire. Je suis devenue très populaire. Mais ça ne faisait pas vraiment mon bonheur : comme je l’ai dit, je préfère le calme des musées aux boîtes de nuit. Pourtant, je me suis laissé étourdir. J’ai bien entendu cédé aux bras charmants de quelques jeunes gens intéressés – j’aurais dû les voir venir tout de suite, mais je me sentais tellement successful et invincible que j’ai pris leurs promesses pour de l’amour. Je suppose que j’avais bien plus besoin d’attention que d’argent. Cette fortune commençait à m’encombrer. La morale de l’histoire pourrait paraître cucul. C’est parce qu’elle n’est pas terminée.

J’ai craqué pour un certain nombre de futilités, je me suis offert des week-ends à Paris, j’ai dormi dans de beaux hôtels, je me suis acheté de coûteux vêtements que je n’allais jamais porter. Ce que je ne regrette pas, en revanche, ce sont les restaurants trois étoiles dans lesquels je me suis éclatée.

À Pâques, j’avais pris huit kilos, gagné une trentaine « d’amis » et claqué plus de la moitié de ma providentielle cagnotte. Je suis tombée dans un abîme de déprime. Je me cherchais une utilité. Je venais de faire disparaître en fumée plus de 100 000 euros, alors que j’avais passé toute ma vie à économiser. J’ai décidé d’accepter de prêter de l’argent à ceux de mes vrais amis, ceux que je connaissais depuis mon enfance, et qui avait besoin d’un coup de pouce. Parfois, je passais des heures dans mon petit coupé rouge vif, juste à lire mes bouquins préférés. Sans bouger de ma place de parking. Progressivement, j’ai commencé à me couper de beaucoup de mes relations authentiques car, rongée de culpabilité, je n’arrivais plus à affronter leur regard. Au fond, c’est mon propre jugement sur moi-même qui m’était devenu insupportable. Je ne cherchais plus de travail, j’avais l’impression de ne plus servir à rien. En réalité, ce « coup de chance du destin » réveillait en moi de vieilles angoisses fondamentales sur le sens de ma vie : au lieu de profiter d’un peu de plaisir et de confort, je plongeais dans une crise existentielle de toute beauté.

Le côté positif de l’histoire, c’est qu’une partie de mes gains m’ont servi à démarrer une nécessaire psychothérapie. Plus j’étais entourée, et plus je me sentais seule. J’avais perdu le sens de ma propre valeur. Déterminée à me trouver un compagnon sincère, je suis allée à la SPA. En taxi, bien sûr. J’étais déjà très sensible depuis plusieurs mois, et la vue de tous ces animaux faisant mille efforts pour se faire remarquer m’a bouleversée. Ces chats isolés dans des cages, qui miaulaient en se frottant aux grillages pour qu’on les sorte de là, c’était moi. Je suis rentrée chez moi et je n’ai pas dormi de la nuit. Le lundi matin, je virais en tout 50 000 € à diverses associations de protection des animaux. Par sécurité, j’ai gardé à peu près la même somme pour moi, ne sachant pas quand je retrouverais du boulot. Ça m’a pris deux ans. Deux longues années de remise en question. J’ai fini par obtenir un job dans une ravissante petite boutique de vêtements pour enfants. Leur candeur me reconnecte à des émotions que j’avais peur de ne plus éprouver.

Il y a bien longtemps qu’il ne me reste plus un centime de « mon Lotto » mais, chaque mois, je touche un salaire mérité. Mes amis d’avant le sont toujours, et à ma grande surprise, quelques personnes que j’ai rencontrées à cette période étrange sont restées proches de moi. Et c’est désormais le sourire aux lèvres
que je pars travailler chaque matin. Au volant de ma jolie petite voiture rouge.