En septembre dernier, La Cambre de Bruxelles initiait un partenariat avec l’Académie Libanaise des Beaux Arts de Beyrouth. Bilan à l’issue de la première année, à la rencontre de deux cultures.
Grâce à la création d’un département mode supervisé par la prestigieuse école belge, les jeunes designers orientaux pourront désormais développer une mode à portée internationale, marquée d’une identité libanaise forte. Depuis longtemps, il existait un manque de personnel qualifié pour les maisons de mode libanaises, qui peinaient à recruter. Et depuis une quinzaine d’années, on assistait à l’avènement d’une nouvelle génération de créateurs qui souhaitaient être formés pour l’excellence internationale tout en développant l’ADN créatif de leur pays. Pour sortir des clichés des tenues de gala, tout en adhérant à leurs traditions culturelles. En 2014, l’ALBA s’est donc tournée vers La Cambre pour la co-création d’un département mode, notamment parce qu’il existait déjà une convention de partenariat entre ces deux académies des beaux arts. Trois ans plus tard, la première école de mode internationale ouvrait à Beyrouth.
Pour le mettre en place, Tony Delcampe, directeur de l’atelier stylisme de La Cambre, a fait plusieurs allers-retours au Liban avec un panel de professeurs (Maylis Duvivier, professeur de techniques Coupe et couture, et Steve Jakobs, professeur de graphisme), pour différentes sessions de mise en place de la pédagogie. L’ALBA a parallèlement confié la direction de l’école à Emilie Duval, Française formée à La Cambre, qui a fait ses armes chez Kenzo, Balenciaga, Maison Martin Margiela et Dior.
Les premiers étudiants sont tous… des étudiantes
Cinq jeunes filles, cinq futures créatrices, ont inauguré cette section en septembre dernier. Pour Emilie Duval, « c’est un grand défi, si on considère qu’à l’heure actuelle, tous les designers libanais connus sont des hommes : Elie Saab, Zouhair Murad, Georges Chakra… » Ces élèves sont issues de milieux aisés et éduqués, et suivent les cours en français et en anglais. Les études universitaires coûtent en moyenne 14 000 $ par an, ce qui implique pour elles d’être soutenues, à tous égards, par leur famille. Elles ont tout juste 18 ans, et elles viennent de passer leur bac. Pour la deuxième promotion actuellement en cours de sélection, ils devraient être une dizaine, dont probablement un ou deux garçons.
Pourquoi une telle disparité des genres parmi les inscrits ?
Emilie Duval tempère : «Même à La Cambre de Bruxelles, une grande majorité des élèves sont des filles au départ du cursus. Ensuite, tout au long des études, la répartition s’équilibre. La mode, ça n’est pas la voie la plus sécurisante qui est conseillée aux jeunes. De manière générale, les carrières artistiques ne sont pas très encouragées, et les garçons sont poussés vers des métiers plus “pragmatiques”. C’est aussi un domaine plus associé à la féminité, probablement plus compliqué à assumer pour un garçon. Dans l’ensemble de l’ALBA, les filles sont majoritaires, et les quelques garçons inscrits suivent plutôt les cours d’architecture. Pourtant, il y a beaucoup de travail dans la mode au Liban actuellement. C’est une filière qui ne peut que se développer, dans le secteur du luxe à plus forte raison. »
Comme à La Cambre, les élèves de l’ALBA bénéficient de cours transversaux aux autres départements, dont certains fondés sur la réalité libanaise, avant et après la guerre, prenant en considération le rôle de la femme dans la société, le rapport au corps et aux genres. Un challenge dans la mesure où l’une des spécificités de la société libanaise réside en ce que la famille reste un ancrage fort. Emilie Duval, installée à Beyrouth depuis un an, met les différences en perspective : « contrairement aux jeunes Européens, qui quittent souvent leurs parents au moment de leurs études, les Libanais restent très proches du noyau familial. D’un côté, c’est une force pour eux, mais ça rend aussi plus compliqué l’envol créatif. La liberté et l’indépendance, ça n’est pas toujours confortable, et ce sont des disciplines à explorer seul. Or ici, culturellement, l’indépendance des jeunes, ça reste relatif. Nous, nous devons trouver un équilibre entre “ là d’où elles viennent “, et “ là où elles veulent aller “. C’est un dialogue permanent. On ne peut pas arriver avec une vision européenne et vouloir tout transposer. Alors, on s’interroge : qu’est-ce qui les touche ? Comment faire le lien avec leur environnement ? On arrive avec une méthode, à elles de se l’approprier. »
Un équilibre enrichissant de cultures
Ainsi, et parce que les enseignants locaux ont eux-mêmes été formés à ESMOD Beyrouth, les méthodes pédagogiques ne sont pas simplement calquées sur celles de La Cambre. Tout en intégrant une nécessaire transmission de compétences en matière de coupe, de design, de travail technique extrêmement pointu, elles tiennent compte des réalités historiques et culturelles locales. Pour Tony Delcampe, le bénéfice de cette collaboration est déjà réciproque : « tout élaborer de zéro nous permet de nous recentrer sur nos propres objectifs. Nous avons réfléchi à la meilleure manière de transmettre la mode comme à La Cambre, avec le souci de la construction, des volumes, de l’architecture et de la fonction du vêtement, pour recréer tout l’esprit “ tailleur s“ du Nord. Ça existe bien sûr déjà au Liban, mais ça n’est pas développé dans la culture contemporaine. Actuellement, les jeunes créateurs dessinent quasi tous un style semblable, proche des robes de soirée à strass. Anthony Vaccarello et Balmain cartonnent là-bas, avec une mode très construite et sexy à la fois. En passant par l’apprentissage d’une garde-robe complète, nous voulons leur permettre d’amasser le vocabulaire de construction et de fonction du vêtement, et leur apprendre à développer le rapport au corps. »
Dans cet objectif et pour le galop d’essai de leur première année, les cinq élèves ont mené une recherche sur l’art de couper une chemise. Elles ont mixé la culture de la thobe, la longue chemise portée par les hommes au Moyen-Orient, et la liquette classique.
Pour passer d’une mode libanaise chatoyante à quelque chose de plus transversale dans un contexte commercial international, il faut apprendre à repousser les lignes. Émilie Duval est positivement étonnée de l’accueil qui est fait à cet enseignement différent de ce que les élèves peuvent connaître à Beyrouth : « bien sûr, les gens sont surpris, car la première année est toujours expérimentale, mais les esprits sont ouverts. Nous développons des parrainages avec les designers locaux, pour commencer à exporter un style plus quotidien». Le travail de ces pionnières a été exposé à la Beyrouth Design Week en juin, et la directrice, qui souhaite que l’on voit enfin la mode comme une discipline de design, constate que la nouvelle génération est prête pour une évolution sociale globale : « ces jeunes filles qui n’ont pas 20 ans sont toutes connectées en permanence. Elles vivent dans une bulle Instagram. Elle suivent beaucoup les blogs, et c’est par ce biais qu’elles ont découvert la mode. » Comme tous les jeunes de leur génération, d’ici et d’ailleurs, elles sont bombardées d’images “artificielles “, mais elles n’ont pas l’habitude d’observer la mode dans la rue. « Dans nos projets, on les pousse beaucoup à prendre des photos de gens réels, pour sortir du fantasme et se projeter dans un vêtement porté. C’est très belge, comme démarche : le vêtement n’est rien d’autre qu’un vêtement. C’est un réalisme déplacé, moins narratif, et plus pratique. On construit, on déconstruit, et on converse beaucoup avec ces jeunes filles ».
Bruxelles-Beyrouth, allers et retours
En juin dernier, elles sont venues toutes les cinq à Bruxelles, pour assister au défilé de La Cambre, et appréhender concrètement la finalité de leur propre cursus. Selon les observation de Tony Delcampe, « les projets évoluent, les étudiantes commencent à organiser leurs acquis techniques et créatifs. À Beyrouth, ils envisagent la mode différemment, et connaissent surtout Chanel ou Christian Lacroix. Notre défi est d’implémenter une mode plus diversifiée, tout en respectant leur vision. Ces jeunes filles sont des “défricheuses “, elles-mêmes surprises du travail qu’elles accomplissent. Il faudra au moins trois ans pour voir où le mélange de ces influences nous mènera. En s’inscrivant, elles rêvaient sans doute de créer un jour des robes de soirée. C’est souvent le cas à La Cambre aussi, d’ailleurs. Par conséquent, elles sont étonnées de la tournure que prend l’enseignement. C’est pour nous tous un double processus d’apprentissage. »
L’ambition de ce partenariat “ nord/Orient “ est donc de former des esprits au regard novateur pour assister, d’ici une dizaine d’année, à l’émergence d’une nouvelle génération de créateurs qui seront les fondateurs d’une identité libanaise “ locale à racines internationales “. Comment l’école évoluera-t-elle dans l’avenir ? « On ne le saura que dans quatre ou cinq ans. Parce que ce sont les élèves qui font une école », sourit Tony Delcampe.