La multiplication des collections et l’influences des réseaux sociaux poussent les marques à rivaliser de singularité pour se démarquer lors des fashion weeks. Petit bilan des shows fringants.

Normalement destinés à montrer les collections avant leur production pour les vendre en amont et faire monter le désir, il y a pourtant des défilés que l’on conçoit comme des spectacles. Chez Philipp Plein, quand les mannequins ne défilent pas sur des rollercoasters, ce sont Paris Hilton et Fergie qui se déhanchent en tenues mixant Las Vegas et le Bronx dans un décor de parc d’attraction, sous les yeux écarquillés de plusieurs générations d’influenceurs, de Madonna à Tyga.

Philipp Plein FW15

Philipp Plein SS17

 

Chez Rick Owens, en 2015, ce sont des gymnastes nouées-bondagées au milieu des models “habituels” sur fond de musique transcendantale (This Land is Mine du film Exodus, en live par la chanteuse de soul Eska), qui ont catalysé l’attention. Niveau mas-market, on peut écouter Joey Starr chez Etam ou The Weeknd chez H&M : les shows deviennent de plus en plus fréquemment des concerts, les présentations de mode des performances artistiques avec installations vivantes. Parfois au détriment des vêtements, qu’on regarde moins que le happening accompagnant. En cause, à la fois l’importance dévorante des réseaux sociaux, considérés comme un média en soi, et la concurrence lors des fashions weeks. Rien qu’à Paris, sont organisés 300 défilés par an, dont 50 % de marques étrangères. Des milliers de showrooms installés dans des suites d’hôtels ou des galeries dédiées, et 14.000 exposants sur 27 salons (dont 75% de marques étrangères). Dès lors, sortir du lot est une question de survie pour les marques.

Rick Owens SS16

Rick Owens SS16

 

Des événements instagrammables

Nicolas Delarue est Senior Vice-Président chez Karla Otto. Il observe – et accompagne – la mutation des médias et l’évolution des modes de communications autour des défilés : « Il est normal de prendre en compte l’impact des réseaux sociaux. Mais il faut rester rationnel : on ne s’adresse pas qu’aux millenials, même si toutes les marques tendent à rajeunir leur image. Le digital n’a pas encore remplacé le print. Quand on organise un défilé, il est évident que les magazines majeurs, comme le New York Times ou le Vogue, conservent une place très importante, même si on invite aussi des influenceurs. Mais en réalité, en étant sélectif, seul une trentaine d’entre eux sont vraiment intéressants en terme de retombées. » Conscientes des enjeux de créer l’événement autour de leur dernière collection, les marques ajustent leurs présentations en fonction de leurs enjeux stratégiques et de leurs moyens financiers. Tout le monde ne peut pas s’offrir les services de la société belge Villa Eugénie, à l’origine des mises en scène pharaoniques des défilés Chanel – un supermarché, un boulevard haussmannien, le décollage d’une fusée spatiale, les Gorges du Verdon grandeur nature sous la coupole du Grand Palais… Etienne Russo, qui a fondé Villa Eugénie, se souvient encore avec émotion de la performance de Anne Teresa De Keersmaeker lors du lancement de la collaboration Maison Martin Margiela X H&M. Ainsi que du cinquantième défilé de Dries van Noten : un show sous forme de banquet, 250 serveurs, les mannequins défilant sur la table. Mais quand on ne dispose pas de ce type de moyens, on cherche des alternatives pour faire parler de soi.

Chanel FW15

Chanel SS18

 

Occuper le terrain médiatique

L’un des coups de génie de Demna Gvasalia aux débuts de VETEMENTS (il en a eu plusieurs depuis la création de sa marque), a été de caster des « gueules » pour ses shows, et de les présenter dans des lieux iconoclastes : boîtes échangistes ou resto chinois de Belleville. Selon Nicolas Delarue, « à Paris, le niveau d’exigence est plus important encore qu’ailleurs. Les places sont plus chères. » Certaines marques essayent par exemple de soudoyer la Fédération Française de la haute Couture et de la Mode (qui organise la fashion week), pour entrer dans le calendrier officiel des défilés, ou pour y être mieux placées. En vain : les cases de l’agenda ne sont pas à vendre. Une « struggle for time », due au fait que de plus en plus de maisons misent sur cette fashion week parisienne : New York se vide un peu plus chaque saison, et de nombreuses maisons influentes montrent désormais leurs collections à Paris : Lacoste, Proenza Schouler, Thom Browne, notamment. Milan reste importante sur la scène des fashion weeks, mais Paris décroche la floche. D’ailleurs, c’est la plus longue, celle au calendrier le plus chargé. Selon Nicolas Delarue, « l’intensité des shows est égale du début à la fin des présentations. Jusqu’à peu, le premier jour était plutôt réservé aux maisons indépendantes, aux jeunes créateurs. Maintenant, on démarre directement avec Christian Dior et Yves Saint-Laurent, pour boucler huit jours plus tard avec Louis Vuitton. Il devient, pour les autres marques, de plus en plus difficile de se distinguer. Elles rivalisent de créativité, d’autant qu’il faut plusieurs saisons pour se faire une place légitime ». Ainsi Virgil Abloh, le directeur créatif de Kanye West a-t-il commencé par présenter sa collection Off White hors calendrier. Aujourd’hui, c’est l’un des défilés les plus sollicités à Paris.

Thom Browne SS18

 

Se faire remarquer, c’est subsister

Tout se construit progressivement, mais il n’y a plus beaucoup de place pour la fraîcheur et l’improvisation. L’objectif : se singulariser. Et le faire vite : lors d’un défilé, toutes les silhouettes, une quarantaine en moyenne, n’ont pas la même prépondérance. Celle d’ouverture, et la dizaine qui suivent, sont les plus partagées. Ensuite, ce sont les finals, qui sont les plus diffusés sur les réseaux sociaux. Dans le « line-up » (ordre de passage des mannequins), rien n’est laissé au hasard. Alors que Gucci sortait plus de cent silhouettes en septembre dernier à Milan dans un décor de musée archéologique, on s’interroge : le temps des défilés « à l’ancienne » est-il révolu au profit de coups d’éclats médiatiques ? Loin de là, puisque l’industrie, qui donne toujours le ton avant les autres, a bien compris l’intérêt de placer ses événements au centre des discussions et en cible des débats : tant qu’on en parle, tant qu’on la voit, le coeur de la mode bat.