Alors que les derniers « couturiers » ont définitivement été remplacés par les « directeurs artistiques », pour l'été prochain, Donatella Versace célèbre le faste.
C'était en septembre dernier, à Milan. Donatella Versace, sœur de Santo (le PDG de la société), présentait lors de son défilé printemps/été 2018 un hommage à l'oeuvre de leur frère Gianni, assassiné il y a vingt ans à Miami. Suite au drame, Donatella avait repris les rennes de la création de la Maison à la Méduse, développant à sa façon, progressiste et respectueuse, les ors de ce palais de créativité. Peu avant ce show, elle déclarait : «J'avais terriblement peur de rouvrir les archives. Mais à force d'entendre les filles de la nouvelle vague, les Gigi, les Bella, me demander comment c'était «Gianni», j'ai fini par trouver le courage de m'y atteler. » Pour évoquer son frère disparu dont le legs survit et grandit de saison en saison, la créatrice a interprété une dizaine d'imprimés de la « grande époque Versace ». Le baroque de l'automne/hiver 1991), les collages My Friend Elton (John) du printemps/été 1991, les merveilles d'Atlantis du printemps/été 1992). Les essentiels étaient ravivés : Vogue, Warhol, Icônes, Animalia, Amérindiens, cottes de maille et Papillons.
Un héritage respecté
A ces évocations tendres de son frère, Donatella a continué de développé son propos féministe, un regard contemporains sur le vestiaire de la femme. Ces dernière saisons, les collections sexy, rock, punk, ou glamour, dans l'esprit d'une séduction latine, avait cédé du terrain aux atours d'une amazone assertive. Chez Versace désormais, il y en a pour chaque femme : celle qui aime les jupes crayon fendues, celle qui veut se sentir à l'aise de ses mouvements dans un jumpsuit, celle qui bosse en tailleur, celle qui assume sa féminité, quelle qu'elle soit. Donatella, "one woman army", est réputée pour son accessibilité et sa gentillesse ; c'est son côté émotionnel qu'elle a dévoilé lors de ce défilé : « J'avais envie de montrer aux jeunes générations quel génie Gianni était, mais aussi raconter l'homme et le frère. » Pour le final de ce défilé hommage, elle a réinvité les top-models qui avaient connu – et fait – la grandeur des « mannequins-divas », avant qu'on ne leur demande de gommer leur personnalité au profit des vêtements qu'elles présentaient, ou de n'être plus que des vecteurs à clics, grâce à une notoriété héritée de naissance. Car ce métier-là aussi, a beaucoup changé. Allusion à la campagne publicitaire iconique signée Richard Avedon en 1995, le tableau final réunissait Carla Bruni, Claudia Schiffer, Naomi Campbell, Cindy Crawford, Helena Christensen : « Elles n'ont pas changé, a plaisanté Donatella, elles voulaient toutes être au centre du tableau. »
Une proximité familiale
Une collaboratrice proche de Gianni Versace dans les années 90 raconte : « c'est une entreprise familiale, et ça s'est toujours ressenti dans la gestion de la Maison. On y respecte le travail bien fait, déjà du temps de Gianni, chaque membre de l'équipe était considéré. Lors du premier show au Ritz, le staff au grand complet était logé sur place, y compris les couturières. Chaque saison la première d'atelier se faisait belle pour le défilé, c'était un événement familial. On peut dire que Gianni développait (elle hésite, ajoute), un lien d'amour avec les gens. Il était fidèle, respectueux, travailleur, comme tout le monde dans la Maison. » Cette culture d'accès fluides des équipes au créateur s'est progressivement perdue avec l'avènement des directeurs artistiques, obligés de gérer plusieurs collections par an. La mode elle-même a évolué, abandonnant progressivement sa jubilation à briller, vers une réflexion plus sobre. Pour cette proche de Versace, « cette époque ne se revendiquait pas « bling », comme on dit aujourd'hui. C'était normal. Gianni a été le premier à accueillir des stars à ses défilés, mais ça s'était fait presque par hasard : lors de ce fameux show à la piscine du Ritz, Madonna est descendue de sa chambre simplement parce qu'elle résidait à l'hôtel. Ensuite, ils sont devenus amis ».
Un esprit de solidarité
Une époque moins formalisée, moins politique au sein même de l'industrie, aussi. Versace, quarante ans cette année, est une maison pérenne gérée comme le sont les entreprises « latines » qui tiennent bon dans la tempête, parce qu'elles investissent sur le long terme et se transmettent sur plusieurs générations grâce à un esprit de clan : quand l'économie tangue, on se serre la ceinture, et on repart. Contrairement aux gestions « anglosaxones », à court terme, fondées sur un retour sur investissement dans la foulée, qui ne permettent pas de planter leurs racines en profondeur. Alors que le métier tout entier s'interroge sur l'avenir de la mode, Donatella Versace a dédié son défilé en forme d'oeuvre d'art appliqué à son grand frère, sur ces mots : « Gianni, c'est pour toi ». Les cinq top models emblématiques des nineties ont marché sur Freedom ! de George Michael, hymne d'une génération décomplexée. L'humour de Gianni Versace, sa distanciation intrinsèque à son intelligence créative, son sens du storytelling, sa mégalomanie maîtrisée, restent les fondations de cette marque qui incarne la richesse d'une séduction assumée. Sur le catwalk, la splendeur des grandes années Versace n'avait pas pris une ride ; ni les leggings mordorés, ni les imprimés graffitis, pas plus que les mosaïques d'églises anciennes ou les serpents incitant à un savoureux pécher originel.
Ce soir-là, aux côtés de Naomi et de Carla, paradaient Gigi, Bella, Kaia, Candice. Vingt cinq ans après la première présentation de ces imprimés servant des coupes imaginées pour conquérir le monde, pas une ligne, pas un plissé n'a bougé dans le coeur des esthètes comme des fashionistas, qui, pour être moins référencées, ne pouvaient que céder à la jubilation de la beauté flirtant avec l'ostentation. Ce show rappelait à la mode, toujours mouvante et émouvante, que la mémoire demeure dans l'art, et affirmait qu'il est bon que parfois, de redorer le blason.
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