Le photographe le plus controversé du monde, Oliviero Toscani, secoue à nouveau l’opinion publique avec une nouvelle campagne révolutionnaire pour United Colors of Benetton. ELLE l’a rencontré à la Villa Minelli, siège de Benetton.
Oliviero Toscani signe son grand retour chez United Colors of Benetton avec une nouvelle -campagne publicitaire printanière.
Détail marquant : la forte présence des fleurs qui s’invitent dans les mains, au niveau de la ceinture ou encore dans les poches des vêtements. Les révolutions éclatent souvent au printemps et la nouvelle collection de la marque n’échappe pas à la règle. La faute à deux compères qui ont décidé d’unir à nouveau leurs forces : Luciano Benetton, 82 ans, qui a repris les rênes de la plus célèbre entreprise de tricots du monde et le photographe Oliviero Toscani, qui a soufflé ses 76 bougies en février. Son nom ne vous dit peut-être rien, mais vous n’avez pas pu passer à côté de ses photos. Adulées ou critiquées, elles ont fait l’objet de discussions, d’éloges et même de thèses de doctorat à l’échelle planétaire.
Mais tant qu’on hait, on aime encore, non ? Pour Oliviero Toscani, ce provocateur sincère sans filtre, la réponse est oui. Sa carrière parle d’elle-même. Des images déconcertantes d’un condamné dans le couloir de la mort, d’un nouveau-né encore rattaché au cordon ombilical, d’une victime de la mafia ou encore d’un baiser entre un curé et une nonne. Aujourd’hui, de façon plus subtile, son projet
« La race humaine » se met en quête d’une beauté pure et unique, telle qu’elle existe dans la nature.
Rencontre avec Oliviero Toscani à la Villa Minelli, dans la ville de Ponzano Veneto, au cœur du pays de Benetton, sur les traces de cette nouvelle aventure tant attendue.
Où en étions-nous restés ?
« J’ai quitté Fabrica (le centre de recherche sur la communication du groupe Benetton, NDLR) en 2000 et je suis allé travailler avec Tina Brown à New York. Je voulais acquérir de l’expérience en journalisme. Je ressentais le besoin d’explorer d’autres pistes. Aujourd’hui, nos vies et nos intérêts s’entremêlent. Nous avons énormément de chance. J’ai aussi appris que l’âge n’a pas d’importance. À 82 ans, Luciano Benetton est encore un enfant. Il est l’aîné et je suis son petit frère. »
Et vous êtes tous les deux de retour sur les bancs de l’école primaire…
« En réalité, nous sommes en décrochage scolaire. C’est merveilleux de pouvoir retravailler ensemble ! »
Qu’avez-vous ressenti en revenant chez Benetton et à Fabrica, dont vous avez été le corps et l’âme ?
« Beaucoup de joie. Sans nous, la manière dont les choses ont évolué chez Benetton a montré que j’avais vu juste sur notre système de gestion, de marketing et d’étude de marché. Pendant plusieurs années, je n’ai eu de cesse de répéter qu’ils s’y prenaient mal. Soit dit en passant, beaucoup de familles travaillent pour Benetton et j’espère qu’elles ne vont pas payer les pots cassés. Le succès a toujours été au -rendez-vous et c’est ainsi que j’imagine l’avenir pour Benetton. Quand Luciano a quitté le navire, l’entreprise était rentable. Maintenant, elle est dans le rouge. Ce ne sera pas une mince affaire, mais la situation n’est pas irréversible. »
Par quoi avez-vous commencé ?
« J’ai débarqué à la fin de l’été. Aujourd’hui, la principale ressource de cette entreprise est son produit. J’ai récemment entendu des femmes d’un certain niveau culturel se plaindre : « Les boutiques Benetton ne sont plus ce qu’elles étaient. Autrefois, la marque incarnait la joie de vivre dans une large palette de couleurs. Où est passée cette magie ? » Luciano et moi-même avons donc travaillé sur le catalogue Printemps-Été. Nous avons compris qu’il était inutile de commencer par une campagne institutionnelle et nous avons opté pour une campagne produit lancée en février, tout en mettant l’accent sur l’offre dans les rayons. Nous devons ramener les clients dans les magasins Benetton. C’était selon moi ce qu’il y avait de plus judicieux à faire, même si cela imposait des limites à mon travail. Pour accomplir de grandes choses, il faut éviter les solutions de facilité. Le chemin est semé d’embûches, mais seules les situations compliquées permettent de réaliser des choses formidables. Par le biais de l’imagerie, nous exprimons l’esprit des produits de la saison prochaine et pas de ceux qui se trouvent actuellement en magasin. »
« Il est plus facile de photographier une zone de guerre qu’un groupe d’enfants entre 5 et 10 ans. »
Les fleurs sont très présentes…
« Comme les couleurs. Elles sont à tout le monde et font partie de la révolution. Ces photos apparaîtront sur des affiches. Jetez un œil au catalogue. Il y a la blonde, le père au genre fluide et le bébé noir affirmant : “ Mamma, che papà ! ” (Maman, quel papa !, NDLR) »
Quel est le message de cette photo ?
« Il y a une seule race humaine, peu importe la couleur, la nationalité, la langue. En anglais, on utilise le terme “ alien ” pour désigner un étranger. Mais c’est quoi, un étranger ? Une petite créature verte avec des antennes ? »
Cette photo m’évoque l’un de vos anciens clichés, mais quelque chose a changé. Quoi exactement ?
« Rien n’a changé sur la photo, excepté la qualité. Mais la société dans laquelle nous vivons a beaucoup évolué. Autrefois, en Europe, les noirs n’étaient que des nègres. Je ne veux pas être là quand les démocraties européennes seront jugées pour la débâcle de l’immigration. »
Parlez-nous de votre nouvelle campagne sociale dans une école primaire de Milan.
« Ce cliché souligne la nouvelle voie que nous voulons emprunter. Les enfants de l’école primaire de Giambellino sont le reflet de notre société, de nos rues. Et ils parlent tous italien avec un accent milanais. Où qu’on aille, les gens ont une longueur d’avance sur la politique. Chacun de nous est un acteur politique. Une marque comme Benetton a fait fortune en transcendant la mode. Réussir à fabriquer des produits qui plaisent à tout le monde – des riches aux pauvres, de l’élite culturelle aux masses populaires – n’a rien de facile. »
Pouvez-vous être plus précis ?
« On peut comparer des pulls à des chips ou des pizzas. Il est difficile de trouver un produit qui plase à la fois aux femmes qui voyagent en première classe et à celles qui n’ont pas les moyens de faire du shopping. Et pourtant, elles portent la même maille. C’est ce qui fait de Benetton une entreprise socialement et politiquement correcte. Ce n’est pas un hasard si nous allons bientôt collaborer avec la Croix-Rouge. Citez-moi une marque dans le monde qui pourrait s’associer avec la Croix-Rouge. Il n’y en a pas. Benetton défend cette valeur que les gens reconnaissent et dont ils ont besoin. Ils sont déconcertés parce qu’on leur donne la possibilité de voir des choses qu’ils ne sont pas capables de voir par eux-mêmes. »
Vous avez déclaré que l’heure de gloire des pulls Benetton allait bientôt sonner à nouveau. Comment cela va-t-il se passer ?
« Notre message va surtout être transmis par l’intermédiaire des couleurs, qui incarnent en grande partie la magie de Benetton. N’importe qui aurait pu le faire, mais nous avons réussi un coup de génie. Les couleurs sont à tout le monde, mais Benetton a sa propre manière de les interpréter. »
Vous avez toujours travaillé avec beaucoup d’enfants. Comment sont-ils ?
« Selon moi, les enseignants et les photographes devraient être protégés des parents, qui peuvent être infâmes. Les mères, surtout les Italiennes, ont la fâcheuse habitude de hurler. C’est pour cette raison que leurs enfants ne les écoutent plus. Étape 1 : éliminer les mères. J’en parlerai à Luciano. Il est plus gentil que moi, il sait être poli (rires). Mon père disait qu’il est plus facile de photographier une guerre qu’un groupe d’enfants de 5 à 10 ans. Il était photographe de guerre pour le quotidien italien “ Corriere della Sera ”. Dans une guerre, on a tous les ingrédients : des explosions, du sang, du désespoir. Il suffit d’appuyer sur le bouton et le tour est joué. En parlant d’enfants, savez-vous d’où vient notre slogan ? Après avoir remporté un prix de l’Unesco pour le slogan Tutti I Colori del Mondo (Toutes les couleurs du monde, NDLR), nous avons reçu la visite d’un responsable de l’Unesco – dans notre studio à Paris où je travaillais avec une trentaine de gamins d’origines diverses – qui s’est exclamé : « Ce sont les United Colors ici ! » Je me suis alors emparé du téléphone pour appeler Luciano et lui dire qu’on avait un nom. C’est de là que ça vient… C’est pareil dans tout ce que je fais. Je n’ai pas d’idées, je me contente d’observer. »
Beaucoup de vos photos ont marqué les esprits…
« En marketing et en communication, on a deux choix : soit montrer ce qu’on fait, soit montrer qui on est. L’un et l’autre peuvent interagir et c’est ce qui s’est passé avec Benetton. Tout le monde se souvient de nos clichés d’il y a trente ans. “ Belle photo de Benetton ! ” On oublie Toscani, comme si Benetton était le photographe. Noir et blanc, ange et démon… Qui dit opposition, dit Benetton. »
C’est important ? C’est un style…
« Un style, oui, mais un style qui a du sens au-delà de la consommation. Le problème, c’est de réussir à amener le consommateur à faire de meilleurs choix, à emprunter la voie de la qualité et à se détourner de celle du commerce. Benetton est une grande entreprise, ses liens avec la société sont profondément ancrés. Elle a des racines qu’elle n’a jamais reniées. »
Tout à l’heure, vous avez évoqué le décrochage scolaire et ses avantages. Mais vous avez été vous-même professeur. À Fabrica, par exemple.
« Je pense que nous sommes tous des enseignants d’une manière ou d’une autre. En ce moment, vous êtes en train de m’apprendre quelque chose, par exemple. J’ai appris davantage en traînant dans les bars, en jouant au billard ou en faisant de l’autostop à Paris quand j’étais gamin que sur les bancs de l’école. J’ai rencontré des gens qui voulaient échanger et partager des expériences. Un ingénieur et un employé de banque m’ont raconté les problèmes qu’ils rencontraient à la maison ou avec leurs enfants. Au lycée Vittorio Veneto de Milan, nous étions toute une classe qui avait déserté l’école. Nous nous retrouvions au cinéma à 8 h 30 pour voir et revoir les mêmes films inspirés du néoréalisme français ou de Godard. C’est l’école de la vie. »
Fabrica, c’est quoi ?
« On va l’appeler Fabrica Circus 24/7×52. En effet, ce sera ouvert 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 52 semaines par an. Trois cents ateliers au moins y seront organisés. Si vous voulez, vous pouvez venir donner un exposé sur la presse féminine. Le centre va se transformer en supermarché culturel gigantesque. Vous vous souvenez du Cabaret Voltaire, le berceau du dadaïsme ? Ou de la fabrique d’artistes d’Andy Warhol ? Eh bien, c’est quelque chose comme ça… »
Quelle est votre définition de la beauté ?
« Les publicités et les magazines sont ennuyeux. Les imbéciles ne perçoivent la beauté que dans les belles choses. Mais de quelle beauté s’agit-il ? Je travaille sur le projet « La race humaine » depuis dix ans. Je tire des portraits aux quatre coins du monde. J’ai photographié environ 70 000 personnes jusqu’à présent. Et aucune parmi elles n’est laide. Plus une personne est pauvre, plus son regard est pur. »
Et que pensez-vous de la mode d’aujourd’hui ?
« Il serait difficile de concevoir une version compacte d’une Rolls-Royce qui accueille cinq passagers et roule à l’eau pour la modique somme de 300 €. En termes usuels, le luxe est discriminatoire, voire hargneux. Il s’agit plus de faire semblant que de rester soi-même. Je ne sais pas pourquoi certaines personnes pensent encore que la mode doit nous entraîner en dehors de la réalité, à coups de poses irréelles, fausses et psychanalytiques. Heureusement, certaines marques nous permettent de faire des économies en psychothérapie. »
Utilisez-vous les plateformes numériques actuelles ?
« Non, mais elles peuvent s’avérer utiles pour faire passer un message. Le cœur et l’esprit évoluent, y compris par rapport à la technologie. Chaque année, je donne plusieurs conférences au MIT (Institut de technologie du Massachusetts). J’apprécie de m’y rendre parce que cela me permet de voir dans quelle direction souffle le vent. Pour les enfants, même un smartphone relève de l’archéologie. Leur vision est liée non pas à la technologie, mais à la poésie qui les habite… »