Les anglo-saxons appellent ça le « dopamine dressing ». Est-ce que des vêtements peuvent influer sur le bonheur ? Encore heureux !
Pour la plupart d’entre nous, la première décision de la journée se joue sur la palette de couleurs : « qu’est-ce que je mets ce matin ? ». Rien n’est moins anodin qu’un jaune poussin ou un rouge carmin. Ça ne date même pas de l’époque bénie des hippies : depuis toujours, porter de la couleur met du baume au coeur. Quand Louis XIV, et toute la cour à sa suite, se paraît de tons vifs et de matières précieuses, c’était une façon – parmi de nombreuses autres, mais la première visible – d’asseoir son influence et son pouvoir. De tout temps, et surtout en période de récession économique, s’exprimer en imprimés devient le luxe de ceux qui ne peuvent se broder d’or, qui jouissent de leur liberté pour toute fortune, et comptent bien la faire fructifier. Par leurs dernières collections, certaines Maisons de mode attirent toute l’attention en développant des silhouettes heureuses, chamarrées, parfois intentionnellement chargées. La La Land est passé par là, on porte du jaune comme du noir autrefois – même si un arc-en-ciel mal géré est plus risqué qu’un gris orage qui ira avec tout.
Suivant l’exemple du phénoménal succès d’Alessandro Michele chez Gucci avec ses tenues magnifiquement ouvragées qui s’inspirent des codes ostentatoires du bonheur (influences byzantines, baba cool, eighties ou hollywoodiennes), on plébiscite du motif primesautier pour tromper la morosité qui s’entête à ne plus être saisonnière. Frôler le kitsch n’effraye plus, puisqu’on frise le luxe, dans une gamme de couleurs qui auraient fait fuir une modeuse avertie il y a encore peu de temps. Chez Dolce & Gabbana, qui ont quasiment inventé le concept du « il y en a un peu plus, je laisse ? », le baroque en figure de proue assure le succès de la marque depuis plus de trente ans, avec un chiffre d’affaire annuel qui dépasse le milliard de dollars. Ici, l’opulence devient de l’art, et l’apparat, la norme. Valentino, avec ses matières aériennes et ses fleurs chatoyantes inspire la fast fashion depuis longtemps, qui tente de reproduire l’effet soyeux des étoffes froufrouteuses, la joie affichée des volants juvéniles, les mousselines qui révèlent le corps mais lui gardent son mystère.
Après le minimalisme et l’épure des dernières années, la mode a envie de fête
Mais la bonne humeur ne reste pas l’apanage des maisons italiennes : la collection printemps/été du Belge Anthony Vaccarello pour Saint Laurent, présentée en septembre dernier au pied de la Tour Eiffel qui semblait ne scintiller que pour éclairer le défilé, était une suite de silhouette heureuses et spectaculaires, qui incitaient à la fête : coupes courtes et lignes échancrées, l’une des signatures de Vaccarello – interprétées dans un esprit nightclub. Les valeurs Saint Laurent modernisées rendaient hommage aux différentes périodes du créateur fondateur : le Jardin Majorelle, sa passion pour les peintres impressionnistes, ses égéries des années 70 ( Betty Catroux, Catherine Deneuve, Katoucha), le smoking… « Je voulais raconter l’histoire de Saint Laurent, de Paris – rien de plus profond que cela », avait déclaré Vaccarello. La scénographie du défilé clamait l’envie de revivre le faste insouciant et luxueux des nuits parisiennes, une certaine épure contemporaine en ligne de mire, même si les bottes « à plumes », les robes boules, les shorts en cuir pour dédramatiser des vestes emblématiques de l’esprit de la Maison, donnaient à la prochaine saison une énergie vive taillée pour une séduction explosive.
Dans son aspect ludique, la mode s’amuse aussi beaucoup chez l’Indien Manish Arora qui, sans tomber dans le cliché « princesse de bollywood » ni dans le versant « exotique » des tissus brodés ultra-chamarrés, enracine les fondations de sa maison dans une imagerie narrative où les licornes seraient les héroïnes d’un délire de fantasy art. Dans un style plus engagé dans les turpitudes de notre époque et enrichie d’accents fétichistes, l’oeuvre de Walter Van Beirendonck démontre depuis les années 90 que même dans des collections à priori destinées aux hommes, l’excentricité puise sérieux et légitimité. Le sourire aux lèvres, et le latex au coeur.
Quand l’habit fait le bon poil
Est-ce le fait de s’habiller punchy qui remplit d’énergie, ou faut-il posséder des dispositions de joyeuseté intarissable pour porter un bomber rose à fleurs ? Sans doute un peu des deux. En tout cas, pour contrer le pessimisme encore latent, la mode essaye de nous en convaincre. De l’orange, on va en manger pas mal ce printemps, et pas en jus. Selon des études, c’est la couleur qui nous mettrait le plus de bonne humeur. Orange is the new happiness ? En grands éclats chez Armani, la couleur dopamine donne en tout cas bonne mine. Carolyn Mair, psychologue qui a initié une formation en psychologie de la mode au London College of Fashion, souligne que « même sans vraies preuves scientifiques, la couleur est culturellement chargée » – selon les pays et les codes, son message varie – « quand les gens croient au sens symbolique de leurs vêtements, cela peut affecter leurs processus cognitifs, dont les émotions sont une part importante. » En 2012, un article publié par Hajo Adam et Adam Galinsky interrogeait la notion de «cognition enclavée», la capacité des vêtements à affecter nos pensées. Une expérience avait été menée : certains participants portaient un vêtement décrit comme une veste de médecin, d’autres « cobayes », la même veste, qualifiée de « manteau de peintre ». Les participants qui portaient la « veste de médecin » ont mieux accompli la tâche qui leur était assignée, que ceux qui pensaient porter « un manteau de peintre ». L’article en conclut que l’effet d’un vêtement dépend de son «port et de sa signification symbolique». Reste le facteur de la communicativité de la joie : si vous ne voyez pas votre propre tee-shirt avec un slogan humoristique, des bananes fluo ou un chat au regard laser qui détruit Gotham à part quand vous croisez un miroir, les autres, eux, l’ont juste sous le nez quand ils vous parlent. Selon Carolyn Mair, « ce que vous projetez à d’autres personnes, ils vous le projettent en retour ». Autrement dit, si vous vous sentez irrésistible dans votre jupe porte-feuille bleue, ne vous privez pas de son pouvoir magique lors d’un rendez-vous important, d’un entretien d’embauche ou d’un rencard. Ça marchera sûrement. Vous souriez en lisant ces lignes. Ça fonctionne déjà.
La question du jour : Pourquoi est-ce que (la plupart du temps) les mannequins ne sourient pas ?…
… la plupart du temps. Chez Jean-Paul Gaultier par exemple, elles rient presque, du début à la fin du défilé. Mais intéressons-nous au lieu commun : les top-models font la gueule. La raison est rationnelle : un défilé de mode sert à présenter une collection, dont les ventes aux acheteurs des boutiques serviront à assurer la production (à faire mousser le désir des clients via la presse aussi, mais il faut fabriquer d’abord). C’est le vêtement qui importe. Quand une jeune femme, qu’on a de fait choisie très jolie, sourit, et que l’expression joyeuse de son regard accroche l’attention des spectateurs, on décroche de la collection, ses détails, ses finitions. Ce n’est pas que ces filles sont tristes ou dédaigneuses : leur job, c’est de mettre des vêtements en valeur, désormais sur de mini écrans. Rassurez-vous, elles rient beaucoup en backstage.