Le 26 avril dernier, le surpuissant Business Of Fashion mettait en cause l’Académie d’Anvers et le directeur de son département mode Walter Van Beirendonck, dans un article pointant les méthodes pédagogiques de l’école comme cause de dépression chez les étudiants. Une problématique depuis mise en perspective par la profession.

A l’origine de cet article, la tragédie d’un étudiant coréen qui a mis fin à ses jours au mois de mars. Un événement bouleversant, pour les élèves comme pour l’équipe pédagogique, qui a servi d’amorce à un article de B.O.F désignant les méthodes d’enseignement de l’établissement comme responsables d’un acte qui avait manifestement été provoqué, en partie, par un contexte personnel. Selon Johan Pas, directeur de l’Académie Royale des Beaux Arts, « la sortie de cet article n’était pas complètement inattendue. Les étudiants ont été bouleversés par le suicide de leur camarade, ce qui a déclenché beaucoup de sentiments, dont certains très critiques envers le département de la mode. Nous savions qu’il devait être publié, mais il a bien sûr été difficile à recevoir, surtout pour Walter Van Beirendonck et son équipe de professeurs dévoués. » Walter Van Beirendonck, qui, selon des étudiants qui n’ont pas été entendus par le média britannique, « vit pour son école », après y avoir enseigné pendant plus de 30 ans, et l’avoir dirigée depuis une douzaine d’année. Mais au-delà des allégations personnelles, l’article soulève en filigrane une question de société, interroge indirectement le prix de l’excellence, et pointe les critères pédagogiques devenus acceptables ou non par une nouvelle génération d’étudiants, dans tous les domaines de l’enseignement. Le texte, extrêmement impactant et rédigé à charge, déroule principalement une suite de récriminations dirigées contre l’Académie, pour la plupart sous couvert d’anonymat, mais interpelle le métier.

Pour Laurent Dombrowicz, journaliste belge installé à Paris et directeur mode chez Citizen K, « il y a deux problématiques différentes à distinguer dans cette histoire : l’exigence de dépassement dans les écoles d’art – qui à mon avis, n’est même pas encore assez poussée – et l’opportunisme de communication qui a servi de fond à l’article de B.O.F. Il y a bien un élément factuel : le drame d’un suicide, mais dont rien ni personne ne peut prouver qu’il est imputable aux méthodes d’enseignement, et qui fait de cette manchette un missile en terme de communication. La pression objective dans les écoles de mode, personnellement, je l’estime nécessaire. Il y a trop de stylistes qui arrivent chaque année sur le marché, il faudrait encore plus écrémer à la base. J’ai moi-même étudié à l’INSAS. Nous étions 300 à présenter un examen d’entrée, pour 10 places disponibles. La pression commençait là. Dans les écoles privées, à Paris notamment, ce stress préalable n’existe pas, puisque l’entrée est payante. Dans les établissements publics de qualité, comme c’est le cas de l’Académie d’Anvers, l’exigence fait partie de la sélection. Ce n’est pas propre à Anvers, ni aux écoles de mode : la situation est la même dans toutes les formations artistiques. Si les aspirants designers visent ces écoles-là, c’est pour l’excellence de leurs résultats. La pression que les élèves y ressentiront n’est rien à côté de ce qui les attend dans la vie active ! Là, on leur apprend à défendre leurs idées face à un jury qui n’est pas acquis, parce que l’accès à l’école n’est pas « à vendre ». Ils sont formés à chercher des fonds pour réaliser leurs collections, à développer leur vision de mode, à l’étayer, à la défendre. Je trouve très hypocrite, et opportuniste, de s’en étonner. »

Ce que coûte l’effort vs ce qu’il vaut

Depuis la parution de l’article, de nombreux anciens étudiants de l’Académie ont manifesté avec ferveur leur soutien à l’école et à Walter Van Beirendonck via les réseaux sociaux. Rushemy Botter, lauréat du Grand Prix Première Vision du 33ème Festival International de Mode, de Photographie et d’Accessoires à Hyères, ne retient que les bénéfices de son cursus à Anvers : « les études d’art, c’est dur. Il faut y être préparé. Douter de son travail, c’est normal. On n’est plus au jardin d’enfants. Mais j’ai énormément appris, dans un contexte solidaire et incroyablement stimulant ». Pour Sanan Gasanov, diplômé d’un double Master en stylisme, d’abord à Saint Petersbourg puis à Anvers et qui a contribué à la collection gagnante « Botter », « c’est comme ça qu’on apprend. L’art est excessif. L’Académie d’Anvers est une des écoles de mode les plus réputées. Elle représente un challenge personnel. On doit être capable de gérer cet aspect : c’est là qu’on entre dans la vraie vie. Ceux qui blâment l’école n’auraient jamais tenu le coup dans la réalité d’un contexte professionnel. Demandez à ceux qui ont réussi : ils vous tiendront un discours très différent ! Moi j’y ai été très heureux, et je suis reconnaissant envers les profs. Grâce à toute l’équipe, je me suis révélé en tant qu’artiste. Chaque année m’a enseigné beaucoup : pas uniquement sur la mode, mais aussi sur la vie. J’ai appris à collaborer, à respecter mes collègues. C’est grâce à tout ça que je suis là maintenant, avec des perspectives uniques qui s’ouvrent à moi. La solidarité, c’est la base. L’Académie d’Anvers a été la meilleure expérience de ma vie. »

C’est l’éternelle histoire de la question du point de vue, amplifiée par l’effet des réseaux sociaux qui, paradoxalement, lissent les nécessaires aspérités. Pour Johan Pas, « une grande partie des étudiants exprimant ces allégations n’ont pas terminé leurs études ou ont quitté l’école plus tôt. Beaucoup d’étudiants restent cependant et obtiennent leur diplôme avec de beaux résultats. La perception de la charge de travail et du stress semble être très subjective. Cependant, nous devons étudier cela correctement (nous le faisons réellement) afin de rétablir l’équilibre. »

Les défis d’une nouvelle génération

Inge Grognard est make-up artist. Proche des créateurs anversois, elle a démarré auprès, et en même temps que “Les Six”, dans les années 80 : « Nous sommes à une époque où les parents ne mettent plus le travail de leurs enfants en question, et imputent toutes les frustrations à l’encadrement. Notre génération a bénéficié de plus de discipline, qui nous permettait de savoir très vite ce que nous voulions, ou pas. La pression, ça aide à mieux se connaître soi-même, et cet apprentissage sert toute une vie. Avoir utilisé un contexte personnel dramatique pour donner la parole à des élèves déçus uniquement, donne une image biaisée de l’école. L’Académie d’Anvers est notoirement exigeante, et la plupart des étudiants sont conscients que la critique fait avancer. Dans d’autres écoles, le cursus est si cher, que les profs ne se permettent pas de contrarier les élèves. Or, pour percer dans ce métier, il faut avoir un caractère très fort. Sinon, on se fait dévorer en quelques mois. Il faut aussi rappeler que les enseignants consacrent un temps fou à des tâches administratives, et que, eux aussi, subissent une pression conséquente. » Du côté de La Cambre, on souligne que le point de vue d’étudiants en échec exprimé dans cet article ne traduit aucun recul par rapport à leur toute jeune carrière, et aucune perspective face à ce qu’ils devront affronter dans la vie active. Un enseignant rappelle qu’on doit tenir compte d’un contexte de génération et d’éducation dans les écoles, où on demande de moins en moins d’efforts aux élèves : « certains s’imaginent, en s’inscrivant dans une école d’art, que ce sera facile, que « les artistes ne travaillent pas vraiment ». Beaucoup pensent qu’on peut devenir directeur artistique en claquant des doigts. De grandes maisons voient arriver des stagiaires qui font des raccourcis ahurissants, et aspirent à passer directement « creative director ». Les arguments avancés de « trop de pression », de devoir « bosser toute la nuit », c’est une vision tronquée, qui concerne les semaines précédant les examens, comme en architecture, ou avant de présenter une thèse à la Sorbonne. Oui, quand on vise des diplômes de très haut niveau, on passe quelques nuits blanches. Ce n’est certainement pas spécifique à Anvers, ni aux études de mode. » Johan Pas souligne que « en effet, la jeune génération, née vers 2000, a des attentes différentes en matière d’éducation et de communication. Nous devons accepter cela et veiller à ce que nos programmes et méthodes d’éducation se développent en permanence, avec les étudiants et le monde de l’art et de la mode. L’excellence est extrêmement difficile à obtenir et exige en effet que vous soyez prêt à repousser les limites et à quitter votre zone de confort. Cependant, les conditions pour cela doivent être soigneusement examinées, ce que nous sommes en train de faire.  Les méthodes d’enseignement seront évaluées par Walter Van Beirendonck et moi-même, en concertation avec toute l’équipe d’enseignants. Nous allons étudier s’il y a des choses qui doivent être changées ou adaptées. Je pense que si nous pouvions déjà donner plus de temps aux enseignants et aux étudiants pour faire leur travail dans des conditions optimales (ce qui implique notamment plus d’espace de travail), nous pouvons déjà améliorer l’équilibre. Le déménagement dans un nouveau bâtiment en juin offre déjà des opportunités.»

La mémoire sélective

Que la mémoire de la mode se lave en cycle court, c’est notoire. Mais fallait-il oublier les vertus d’une école historique ? Didier Vervaeren, consultant en mode et directeur du master Accessoires de La Cambre, rappelle que « par rapport aux centaines d’autres écoles de mode qui existent partout dans le monde, l’Académie d’Anvers, et ceci sans parler des contemporains de Margiela, comme Dries van Noten ou Ann Demeulemeester, a permis l’émergence d’Haider Ackemann, de Demna Gvasalia, de Glenn Martens, de Kris Van Assche, de Bruno Pieters, et de dizaines d’autres grands noms de la mode internationale. Des résultats que l’on n’obtient pas sans exigence. Avant de s’inscrire dans une école de mode, il faut venir aux portes ouvertes, parler aux autres étudiants, se renseigner, et pas simplement en attendre une ligne valorisante dans un CV. Comme dans la vie, dans une école de haut niveau, il y a des challenges, et la sélection est organique. C’est une opportunité extraordinaire, de pouvoir étudier dans une école qui a des liens aussi étroits avec l’histoire de la mode, et une connexion directe avec la réalité du métier. On y forme des designers, pas des chefs de produit ou des marketeurs. C’est une école d’art, pas de management. Il est normal qu’on attende des élèves un niveau aussi exceptionnel que celui promis par les études choisies. On leur vend de l’excellence, pas du rêve. Quand on connaît l’Académie d’Anvers, qu’on va voir le défilé de fin d’année, on comprend la liberté de création, l’individualité et la singularité qui confirment et valident toute l’exigence de la pédagogie. En outre, quand on connaît Walter Van Beirendonck, on sait combien il est absurde de le soupçonner de brimades. Quand on s’inscrit dans une école, il faut être en accord avec sa pédagogie, et avec la sensibilité des équipes. Si on n’est pas à l’aise avec ça, il faut chercher une autre école. Il faut rappeler que les deux grandes écoles belges sont publiques, donc accessibles à une plus grande majorité que toutes les écoles payantes partout ailleurs, et qu’elles forgent des identités créatives fortes qui constituent une richesse inouïe pour la mode. Elles bouillonnent : de travail, de joie, d’ambition, de tristesse parfois, et de solidarité. Bien sûr, il y a de la compétition, qui est à prendre comme une opportunité. Au départ d’une course sportive, on sait qu’un seul arrivera premier. Mais chacun est libre de s’y réaliser. » En outre, par rapports aux allégations d’usage de drogue dans l’école, un autre élève (qui préfère rester anonyme, pour le coup), rappelle que « personne n’oblige les élèves à se droguer, dans aucune école : certains prennent des trucs quand ils sortent le week-end, et il arrive qu’ils en reprennent pour tenir le coup le lundi matin. L’un des problèmes de cet article, orienté, c’est qu’il est parti d’un post sur FaceBook, puis s’est uniquement nourri de plaintes. »

Un agenda choisi ?

Didier Vervaeren souligne que « la façon dont cet article est rédigé, et programmé quelques semaines avant les défilés des écoles de mode, n’est sans doute pas dû au hasard. Ce qui est arrivé à cet étudiant est tragique, mais il ne fallait pas tout mélanger. Quand on accable une école d’art, il faut maîtriser tous les tenants et les aboutissant de l’histoire. Ce drame a eu lieu dans un climat de tension qui est répandu depuis longtemps dans les écoles de mode. Ce qui est choquant dans cet article, par rapport à Walter Van Beirendonck, sachant que ces témoignages sont pour la plupart anonymes et reposent sur l’émotion, c’est le manque de nuance. C’est brutal, de viser nommément le directeur de cette option dans un moment bouleversant, sans mise en perspective de son apport considérable à la mode. » Un apport d’ailleurs reconnu par B.O.F : depuis plusieurs années, le fameux « Global Fashion School Ranking » (classement des écoles de mode) du site britannique place l’Académie d’Anvers, ainsi que le Royal College of Art et le Central Saint Martins de Londres, au coude à coude dans son top 3. Laurent Dombrowicz évoque une stratégie « fashion-politique » : « B.O.F se présente comme un média d’analyse, alors que les chroniqueurs y font essentiellement du commentaire. En l’occurrence dans cet article, on nous donne à lire du sensationnalisme, mais pas du journalisme. B.O.F est lié à Central Saint Martins et au British Fashion Council, comme toute la presse londonienne. Saint Martins est une excellente école, ce n’est pas la question. Mais cette presse, et le B.F.C cherchent depuis des années à créer un nouveau McQueen ou un nouveau Galliano. Depuis vingt ans, aucun génie de la mode n’a émergé à Londres. A part Kim Jones chez Dior Homme et Jonathan Anderson chez Loewe, on ne voit pas de créateur anglais à la tête d’une grande maison de de luxe. Dans les écoles de mode en Belgique, on ne lance pas n’importe qui dans la fosse aux lions : on attend que les designers soient prêts, qu’ils portent un projet viable. Les directeurs artistiques formés en Belgique mènent des carrières pérennes. Le drame de ce suicide, à mon avis, n’est qu’un prétexte. On peut essayer de nuancer le contexte qui a entouré le geste de cet étudiant coréen : les écoles de mode européennes attirent beaucoup d’Asiatiques, sur qui pèse une lourde pression liée à la tradition et la famille. Souvent, le choix d’une école très loin de chez eux est une forme d’émancipation. Mais qui, manifestement, trouve ses limites dans des cas extrêmes. Ce que B.O.F aurait pu souligner, si l’article avait été plus circonstancié, c’est qu’on n’attend pas d’une école d’art qu’elle soit objective, mais qu’elle cultive la réflexion. Heureusement que ces écoles sont « dures » : qui a dit que l’art est équitable, voire juste ? »

Au-delà d’un drame personnel, les nombreuses réactions sucitées par l’article de B.O.F interrogent les attentes d’une nouvelle génération face aux défis d’une industrie sélective à l’extrême. Mais Didier Vervaeren relativise : « les journées à géométrie variables, dans la mode, ça ne date pas de la dernière saison. Quand je suis arrivé comme étudiant à La Cambre au début des années 90, Francine Pairon, la directrice à l’époque, m’a accueilli en m’expliquant : « Tu sais quelle est la première qualité nécessaire pour travailler dans la mode ? Une bonne santé ». »

 

 

Photos : Etienne Tordoir / Catwalk Pictures