Dans la première biographie écrite après la disparition du redouté Pierre Bergé, Yann Kerlau raconte avec la plume vive et addictive d’un romancier, la personnalité controversé d’un homme exigent, avide d’influence et de chair, intransigeant, impitoyable – mais avait-il le choix ? – autant détesté et vilipendé qu’il était craint et respecté.

« Disons qu’il n’était pas spontanément porté sur l’empathie envers ses contemporains », sourit l’auteur, qui a fréquenté Bergé. D’abord, il évoque « l’attitude de ses mains », lorsqu’il était en conversation : posées sur les cuisses, sans aucun mouvement perceptible. Un langage corporel glaçant, le seul mouvement venant de ses yeux, qui balayaient l’espace pour vérifier s’il n’y avait rien de plus intéressant à regarder. Son trait saillant, celui qui l’a hissé au sommet d’un empire qui n’a jamais porté son nom à lui ? « C’était un grand observateur du genre humain ». Entouré de Cocteau et d’Aragon, deux langues acérées, il avait compris qu’avec de l’esprit, on pouvait tout dire.

 

 

Yann Kerlau connaît intimement les groupes du luxe : ancien avocat new-yorkais, il a été directeur général délégué du Groupe Gucci et directeur juridique du groupe Yves Saint Laurent Parfums. Pourquoi se consacrer au récit de l’histoire de Pierre Bergé ? « Il avait la violence, le mystère et le complexité d’un personnage de biographie. Une mauvaise foi quasi mystique, et une capacité inextinguible à construire un mythe sur une personnalité percluse de problèmes. Amusé par la controverse, il générait le mutisme autour de lui ». Mais Pierre Bergé n’était pas que « la statue du commandeur » chez Saint Laurent. Il a aussi donné des millions d’euros, tirés de sa fortune personnelle, à la recherche contre le SIDA, car avec Yves, ils avaient vu partir, l’un et l’autre, beaucoup de leurs amis. « Il générait aussi un esprit de famille, on était fier de travailler chez Saint Laurent. On y entrait comme en religion, et il n’y a pour ainsi dire jamais eu de licenciements. Pendant des décennies, tout le monde était en extase devant un dieu vivant, essentiellement absent ».

Débarqué à Paris à l’âge de 17 ans, quasiment sans bagages et de toutes façons sans relations, il a du surmonter l’anonymat et l’hostilité d’un milieu déjà méfiant envers la concurrence, pour grimper les échelons. Il a fréquenté Camus (rencontré dans un panier à salade en plein Mai 68), Giono. Eux aussi, il les a observés. « C’est comme ça qu’il a évolué : il n’avait pas fait d’études, mais il savait s’entourer d’intellectuels. A défaut de devoir réviser, il avait saisi qu’il devrait viser. Juste. »

Yann Kerlau décrypte que « Pierre Bergé avait besoin d’exercer une emprise sur les gens. En filigrane, il briguait de façon pathologique la première place, mais dans son binôme avec Yves, il s’était condamné à rester à la seconde. Saint-Laurent avait un éclectisme de goûts bien supérieur à celui de Bergé, plus traditionnel. Même pour cela, il était second. Pierre n’a peut-être été heureux qu’après le décès de son compagnon, car il était enfin de roi en titre de leur société.»

Indissociable d’Yves Saint-Laurent qu’il a mué en monstre sacré, Bergé a su faire fructifier le talent d’un créateur révolutionnaire grâce à ses propres dons d’homme d’affaires. L’un n’aurait pu atteindre l’apogée sans l’autre, et c’est vrai pour les deux. La rumeur parisienne raconte qu’à la fin, ils se haïssaient. Les histoires d’amour finissent mal en général, mais au moins celle-ci ce sera-t-elle achevée au sommet d’un empire.

“Pierre Bergé sous toutes les coutures”. Albin Michel, 21,50€

 

Yann Kerlau