Cachez ce sexe que je ne saurais voir. En exposant le sien dans les musées, la performeuse Déborah De Robertis critique notre société tartuffe, ses dominantes masculines, sa petite entreprise de censure. Un geste radical mais salvateur en ces temps d’imposture.
“Ça va ?? On voit mes poils ou pas ?”. Calée dans une position difficile (accroupie, en petite culotte, les jambes écartées) au fond d’un vestibule d’un bar lounge louche d’Ixelles, Déborah De Robertis prend un air pénétrant pour la postérité. On vient de passer une heure et demie à l’interviewer en vue de l’écriture de ce portrait : l’entrevue se prolonge en mode guérilla photo. D’abord devant la façade du “Peplum”, un strip club où notre artiste a fait ses premières classes en tant que performeuse il y a une dizaine d’années, dans le cadre d’un projet d’étude à l’erg (école de recherche graphique).
“C’est la naissance de tout mon travail sur le corps”, nous précisait-elle quelques minutes auparavant, lors du chapitre “D’où viens-tu ? Raconte-nous ton parcours”. Elle est née au Luxembourg en 1984, “d’une mère française et d’un père italien” (on n’en saura pas plus), comprend très tôt (“vers 15-16 ans”) que l’art s’avère “une évidence” pour elle, et s’inscrit à l’erg à Bruxelles en option “performance”, dans la classe de Juan d’Oultremont (vous voyez ? “Le Jeu des Dictionnaires”). Et déjà, son goût pour la confrontation lui vaut ses premières polémiques. Au “Peplum” donc, elle se fait engager comme stripteaseuse : une expérience qu’elle compte bien décliner sous forme d’installation, avec en son sein la question du corps, du “corps-objet”, du sexe-miroir qui agit comme révélateur (des rapports de force, e.a. hommes-femmes), du regard et du point de vue de la femme dans l’Histoire (de l’Art, etc.) et notre société.
En somme la matrice de toute son oeuvre à venir, dont l’enjeu consiste à “sortir le modèle féminin du cadre dans lequel on l’a enfermé, et lui donner une position d’auteur”. Le geste est radical, frondeur, et continue, encore aujourd’hui, à susciter le débat, voire l’incompréhension, ou (au pire ?), l’amusement (cette impression de “condescendance”)… Parce qu’une chose semble sûre au fur et à mesure que se déroule notre petite sauterie (cérébrale) : Déborah De Robertis n’est pas là pour “amuser la galerie” (“Je ne suis pas une attraction !”), même si elle regrette, a contrario, que personne ne décèle l’humour qui sous-tend également ses performances (et ses vidéos)… Tout en refusant de sourire devant notre objectif, prétextant que “ça ne va pas”. Alors c’est quoi l’idée ? Sautons une ligne, quelques années, jusqu’à ce 29 mai 2014, date de naissance de Déborah De Robertis en phénomène médiatique.
L’origine du buzz
Comme tout le monde, on a découvert Déborah De Robertis (sa “chatte son copyright” – pour la paraphraser) sur la foi d’un joli coup d’éclat : une performance au Musée d’Orsay, où elle montrait son sexe (enfin surtout ses poils) devant “L’Origine du monde” de Courbet. Scandale, la presse s’emballe, l’institution porte plainte au tribunal pour exhibition sexuelle (elle est relaxée), c’est le début d’un vif malentendu – sexe oblige. Parce que si le sexe est au centre de son oeuvre (“Je ne peux pas le nier”), il n’est pas dévoilé dans un geste grivois ou vulgaire. Il s’agit d’un “sexe qui pense, qui parle, qui regarde”. Un “sexe-auteur” qui se “réapproprie l’Histoire (de l’Art) en incarnant le modèle peint”, en le faisant sortir de la toile pour lui conférer un regard (d’où la GoPro qu’elle arbore à chacune de ses interventions).
Bref inverser/retourner le point de vue, le rapport peintre-modèle, homme-femme, puisque la tradition veut que “les femmes soient accrochées aux murs. Silencieuses. Nues”… Autrement dit objectualisées, “pour vendre tout et n’importe quoi” (oh le beau mug Joconde !). À travers ces happenings-performances, Déborah De Robertis critique ainsi le pouvoir (masculin, institutionnel) et pointe la censure : “En fait ce qui les dérange ce n’est pas mon sexe, mais mon point de vue. Parce qu’il révèle, à travers les vidéos (de sa GoPro et de ses “complices”), leur position de censeurs, leur peur, leur panique. C’est pour ça qu’ils essaient de confisquer ces images par voie judiciaire. Ce qui les emmerde, c’est la liberté que je m’octroie en leurs murs. Ouvrir mon sexe c’est ouvrir ma bouche”. C’est remettre la femme, le modèle pictural, dans une position active, indépendante, souveraine. L’incarner, la “performer”, pour lui rendre sa liberté, son regard. C’est malin, assez drôle c’est vrai, et finalement pas très choquant… Il n’empêche : se mettre ainsi à nu, toute toison d’or dehors, est-ce un acte si facile, même pour une performeuse ?
Ceci n’est pas mon corps
“Bon j’enlève mon soutif on se met là et tu prends la photo, c’est pas mal ici non, qu’est-ce que t’en penses ?”. On a changé de spot, un club libertin rue Defacqz qui ouvre ses portes dans quelques minutes. Une dame nous explique que le patron n’est pas là, qu’il faut qu’on s’en aille. Ok. On hésite dans le sas, la dame nous tourne le dos, clic clac, la photo est ratée : trop sombre. Vous ne verrez pas tous ces clichés, mais le corps, le pubis, les seins de Déborah De Robertis, sont partout sur la Toile. Et pour elle c’est juste un élément de son oeuvre parmi tant d’autres (d’ailleurs cet article “en fait partie”, nous confie-t-elle l’oeil mutin).
“En fait je n’ai pas du tout l’impression d’être nue lors de mes performances… Ce n’est pas mon sexe. Il n’y a rien d’intime ! Quand j’expose mon sexe (elle emploie dans ses textes autocritiques le terme “sexposer” (sic)), je ne mets pas en jeu mon désir personnel ou érotique. C’est plus fort que ça. Je dépasse le sexuel. Je le transcende. Mon travail parle de la jouissance de prendre une certaine liberté. C’est quelque chose de la pulsion de vie. Ce n’est pas la nudité en soi qui m’intéresse, je m’en fous ! Mais le sujet que j’aborde, mon sujet, c’est le modèle nu dans l’Art. Que j’incarne pour lui donner un point de vue. Et je n’éprouve aucun plaisir à être regardée. Le seul regard qui m’intéresse, c’est le mien”. On a pigé. Que ce soit Courbet, Manet (son “Olympia”), Araki, Bettina Rheims ou Andres Serrano, Déborah De Robertis s’attaque en tout cas aux artistes qui montrent les femmes dans une position qu’elle juge passive, lissée, (en)cadrée.
“Même la subversion est récupérée”. Et le féminisme à la mode : “Normal, ça fait de l’argent !”. Et de surenchérir : “En fait les institutions utilisent le discours féministe pour camoufler l’instrumentalisation du corps et faire vendre”. D’où cette volonté de leur “tendre un piège”, en retournant tout ça en sa faveur : “Je les utilise au service de mon sexe. Leur logo, leur lieu, leurs agents de sécurité, leurs gardes, tout. Ce ne sont pas eux qui m’exposent, c’est moi qui les expose. Et je les force, de ce fait, à prendre position”. Sûre de son effet et de son coup, la Luxembourgeoise a décidément réponse à tout. Et sa petite entreprise à elle “avance au mépris des sémaphores”, la tire, nous tire ?, d’un certain néant.