« Le luxe doit choquer »

Collaborations entre Supreme et Louis Vuitton ou nomination de Virgil Abloh à la tête des collections hommes, certains pointent une forme d’appropriation sub-culturelle, qui questionne : est-ce que le futur est en train de rejeter la Couture ? Elsa Fralon, journaliste mode et société, spécialiste de culture urbaine, nuance  : « schématiquement, les pauvres et les riches achètent les mêmes paires de baskets, mais ceux qui en ont les moyens les portent avec un it-bag, et d’autres pièces chères. Avant les riches s’habillaient chics, maintenant ils s’habillent comme des banlieusards ». Donald Potard a été Président du groupe Jean-Paul Gaultier pendant 25 ans et président de la chambre syndical du prêt-à-porter dans les années 90. Spécialiste du secteur du luxe, il tranche : « un produit de luxe doit choquer. Il ne peut être consensuel. Le luxe, c’est la transgression. S’il cesse de choquer, il disparaît. » Ainsi, pour cet expert qui analyse – et alimente – les pérégrinations des grandes maisons depuis le début des années 70, « on observe l’émergence d’un nouveau snobisme, accompagné d’un renversement extraordinaire des valeurs. Le phénomène avait commencé dans les années 2000 chez Gucci, qui produisait des accessoires kawaï, avec des personnages et des petites oreilles. Puis Balenciaga s’est mis à vendre des sacs Ikea à quelques centimes pour 1900€ (en cuir cependant, NDLR), et les gens ont pu montrer combien ils étaient fortunés en achetant très cher des objets communs. Avant, les riches investissaient dans « du beau ». Maintenant, ils prouvent qu’ils ont même les moyens d’acheter du commun, voire de l’informe. » Une stratégie payante sur le marché asiatique, très sensible au second degré, et amateur de show off. « Là-bas, les canons de la beauté ne sont pas les mêmes qu’en Occident, et ils en vénèrent le reflet distordu. Ce qui nous semble ici faire « banlieue » et plaît tant en Asie et dans le Golfe pourrait arriver très vite dans nos dressings « bourgeois ». C’est exactement comme d’avoir fait rentrer Jeff Koons à Versailles. Le nombre des entrées a doublé ». Le clash des genres fait vendre, alors les maisons de luxe multiplient les collaborations avec des marques de streetwear, qui gagnent en prestige. Donald Potard raconte pourquoi Jean-Louis Dumas, ancien PDG d’Hermès, « l’un des hommes les plus intelligents que j’ai rencontré dans la mode », voulait intégrer à son groupe Jean-Paul Gaultier, alors icône du mixage culturel et première marque de luxe à viser (notamment) les ados : « il avait compris que la stratégie du succès, c’est de s’adresser aux plus jeunes. Ça flatte les plus âgés qui s’identifient à un public branché. Après, c’est le produit qui apprivoise les consommateurs. »