Demna Gvasalia se met à table

« C’était un défilé très spécial pour moi, la première fois que je me mettais symboliquement à nu, aux yeux du monde, sur cette table de mariage Géorgien. C’était mon coming out, pas seulement par rapport à mon pays pays d’origine avec lequel je garde un lien compliqué, mais aussi à l’égard de ma famille, de ma sexualité, et de la création. C’est très honnête, c’est complètement moi. »

Comment réagissez-vous aux critiques ?

« Toute ma vie, j’ai été le souffre-douleur de service : à l’école parce que j’étais gay (et je pense que l’acceptation de l’homosexualité prendra encore une génération), pour la société en général parce que j’étais réfugié, et dans la mode à cause des histoires autour de Margiela. Pourtant, l’oversize existait avant la mode belge : mes cousins me donnaient leurs vêtements trop grands, que je portais trois ans avant d’avoir la bonne taille. On peut réinventer les choses. J’ai enfin dépassé ces tourments, mais je n’ai jamais exprimé toute cette colère accumulée.

J’ai préféré avancer en choisissant une voie créative, pacifiée. Sur les réseaux sociaux, je ne réponds jamais à rien. C’est comme si dans la rue, des passants m’interpellaient sans arrêt et que je devais m’expliquer auprès de chacun. Les gens sont très agressifs. Mais ce n’est pas ça, être « critique ». Une bonne critique doit mettre en perspective les aspects créatifs et business d’une collection, et permettre d’évoluer. C’est objectif, et plutôt rare. »

Comment transformer les embûches en moteurs ?

« Récemment, on a eu beaucoup de bagarres avec VETEMENTS, parce que certains continuent de remettre en question l’existence de cette marque. Tout le monde parle de #metoo, mais si je commençais à raconter ce qui se passe vraiment dans cette industrie, vous verriez à quel point ça fait peur. Nous subissons des tentatives d’intimidation, partout, tout le temps. Avec cette collection, pour la première fois, j’ai pu affirmer des choses fortes, et c’est pour ça que certaines personnes ont interprété les tenues militaires et les masques patronnés sur des modèles fétichistes, comme quelque chose d’effrayant.

Mais c’était ça, ma vie d’avant. Cela n’a évidemment rien à voir avec le terrorisme qui a parfois été évoqué : pour moi, mixer des pièces militaires avec des symboles sadomasochistes, ça montre l’ambivalence du machisme, sa brutalité, les chocs culturels de la virilité. Si on observe l’évolution des silhouettes, on comprend qu’elles traduisent ma recherche d’amour, et en extrapolant, d’un endroit que je pouvais enfin appeler « chez moi ». Cette collection, je l’ai laissée s’épanouir par elle-même. J’ai ôté les filtres que j’avais accumulé, et j’ai laissé agir. C’est la plus personnelle que j’ai jamais réalisée, et ce défilé m’a fait énormément de bien. Depuis, j’apprécie encore plus mon métier ».

 

 

Pourquoi ce timing ?

«Mon évolution professionnelle est liée à mon évolution personnelle. Mon approche de l’existence a complètement changé. Avant, je réfléchissais en terme de « produits », de « vêtements », puis j’enchaînais. Maintenant, je fais du story telling, j’ai besoin de m’exprimer. J’ai beaucoup plus de choses à dire, et j’ai acquis une sécurité intime suffisante pour me raconter à travers mes créations. Ce défilé, c’était comme une psychothérapie pour moi. J’y ai affronté toutes mes peurs, les turpitudes de mon passé. Je suis enfin heureux, et je transforme cette sérénité en mode. Je vis aujourd’hui, au présent. »

Innover, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

« L’innovation dans la mode, ça peut être modélistique, dans la construction des vêtements et c’est un challenge que j’adore, parce que la mode en a besoin pour avancer. Dans toutes mes collections, il y a des acrobaties stylistiques qui ne sont pas toujours visibles au premier abord, parce qu’elles sont intrinsèques à la structure des vêtements. Mais il y a une autre forme d’innovation qui m’intéresse plus encore : c’est la façon dont on peut utiliser un produit de luxe, ou même un produit courant, comme un outil de communication, pour ne pas seulement habiller quelqu’un, mais offrir une valeur ajoutée.

Chaque tee-shirt devient pour moi un autre langage. C’est ça qui me motive : secouer les codes. Etre Rive Gauche, et dessiner des croquis comme dans les années 60, je ne pourrais jamais le faire. J’ai besoin de ce travail artistique, conceptuel et intellectuel derrière chaque produit VETEMENTS. Pour cela, je note toujours mes idées au moment où elles me viennent, je les liste en fonction de la maison à laquelle je les destine, c’est une habitude depuis longtemps. J’ai remarqué que plus on vit dans le présent, plus les inspirations qui fusent prennent du sens. Ensuite je les mets en pratique dans la foulée, pour ne pas les laisser filer. C’est une forme de lâcher prise. Passer immédiatement de l’inspiration à la réalisation a bouleversé ma vie, c’est mon innovation à moi. »

 

 

Comment organise-t-on sa vie lorsque l’on est directeur artistique de deux marques majeures ?

« Au début, je séparais ma semaine entre VETEMENTS et Balenciaga, mais ça s’est compliqué avec le déménagement de VETEMENTS à Zurich il y a 18 mois, d’autant que nous y avons aussi installé un petit studio Balenciaga. Je reste donc en Suisse trois semaines d’affilée, et je passe la quatrième à Paris. J’ai enfin gagné la stabilité, qui m’a apporté la confiance, et m’a permis de parler enfin de ce qui était douloureux pour moi. Plus je me stabilise, plus je peux me dévoiler. Et à ce titre, VETEMENTS est plus personnel que Balenciaga.

Mon équipe aussi a changé, grâce ou à cause de ce déménagement. J’ai retrouvé le pur bonheur de la créativité. Pour autant, on n’imagine pas le temps hallucinant que je passe à faire de l’administration. Si je ne devais pas m’occuper de tout ça, je pourrais sortir dix collections par an, au moins ! Ma vie privée est devenue ma maison. Je ne sors plus, je ne bois plus, je ne fais plus la fête, je n’ai plus vraiment de vie nocturne. Mon équilibre désormais, je le trouve chez moi, avec mes proches et ma famille. »

 

 

Habituellement, c’est le succès qui mène aux fêtes et aux excès, pas le contraire…

«  J’ai été un réfugié, je connais l’importance de la sérénité, et la valeur d’avoir un chez-soi. Aujourd’hui, j’ai besoin d’être souvent à la maison, à Zurich. C’est là que je suis le plus créatif. Cette maturité m’a appris à créer dans la lumière, et plus seulement dans l’ombre. Je fais beaucoup de méditation, au moins deux fois par jour. C’est une nouvelle habitude, qui me permet de comprendre qu’on peut être créatif et heureux à la fois, sans filtres. J’ai récemment voyagé en Islande, dans un trou noir, pour voir si j’allais avoir des inspirations inédites. Mais ces nouvelles idées, je les ai eues à Zurich, au retour et au soleil !

J’ai 37 ans, et je m’aime enfin. Beaucoup de gens de ma génération partagent cet avis, dans les domaines créatifs : le bien-être rend prolixe. Nous vivons une intensité de changement culturel aussi forte que dans les années 60, mais sans nous brûler les ailes. La créativité est la meilleure drogue au monde. Grandir, ça fait toujours un peu mal. J’ai changé ma façon de partager ma spiritualité avec les gens. Il y en a encore beaucoup qui ne comprennent pas ce que je fais. Mais en 2018, quand on a la possibilité d’utiliser son audience pour faire passer un message, on doit saisir l’occasion. Et avec les deux maisons ensemble, nous avons presque dix millions de followers ! »

Que diriez-vous au jeune Demna de 30 ans, qui démarrait dans le métier ?

« Je lui dirai d’aller directement à Perpignan, à la rencontre de cet homme qui a représenté un vrai point de clivage dans ma vie. Il est musicien, et nous sommes très similaires créativement. A part ça, je ferai tout pareil, en demandant simplement à des personnes qui ont l’expérience de la gestion d’équipe, comment faire pour que tout le monde se sente en équilibre. Idéalement, il faudrait consacrer dix minutes par jour, au minimum, à respirer, c’est-à-dire, à s’aimer. Alors, on devient capable d’aimer quelqu’un d’autre. » De la mode qui transgresse à une philosophie de la sagesse, Demna Gvasalia, émotionnellement sédentarisé, n’est pas au bout de ses voyages.