Les produits de maquillage prennent enfin des couleurs. Secouée par le succès mondial de Fenty Beauty, le label make-up de Rihanna, l’industrie cosmétique semble se réveiller et célébrer la diversité. En théorie du moins… car en pratique, en Belgique comme ailleurs, la réalité est nettement moins métissée.
8 septembre 2017. De Paris à New-York, des milliers de “beautystas” trépignent d’impatience devant les portes des Sephora du monde entier. La raison ? Le lancement de Fenty Beauty. Et si la foule est si dense, ce n’est pas uniquement parce que la collection est griffée par Rihanna, mais parce que la marque promet de commercialiser des produits qui satisferont toutes les carnations, de la plus claire à la plus foncée, sans aucune exception. Au total, quarante-cinq teintes sont proposées. Le “Times Magazine” en parle comme l’une des vingt-cinq innovations de l’année. Les produits s’arrachent et, en quelques heures à peine, les teintes les plus foncées sont déjà sold out. Le message est clair – et n’a rien d’étonnant – : la demande existe. Alors pourquoi la plupart des marques s’obstinent-elles à la nier depuis si longtemps ? Enquête dans un monde en cinquante nuances de blanc…
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TROP FONCÉE
« J’ai un fond de teint pour vous, mais pas pour votre amie, elle est trop foncée. » Choquant, n’est-ce pas ? C’est pourtant le genre de commentaire aberrant auquel sont confrontées chaque jour les consommatrices. Le problème ? L’univers du make-up a la fâcheuse tendance à être un peu (voire beaucoup) trop pâle et à ignorer toute une partie de la population. « Je suis toujours sidérée de voir que certaines marques ne prennent absolument pas en considération les peaux foncées: les fonds de teint sont trop clairs, les rouges à lèvres trop rosés et les fards à paupières trop peu pigmentés pour ma peau » déplore Benoîte Iradukunda, étudiante en relations publiques.
Une peau “trop” foncée ça n’existe pas. C’est l’offre qui est trop restreinte.
Pourtant, avant même l’arrivée de Fenty Beauty sur le marché, des poids lourds de l’industrie tels que M.A.C., Estée Lauder, L’Oréal Paris, NARS ou encore Make Up For Ever répondaient à cette demande. « Là où ils se sont loupés, c’est qu’ils n’ont pas mis en avant les femmes auxquelles ils s’adressaient, même si le produit existait » souligne Fatou N’Diaye sur son blog BlackBeautyBag.
Une erreur évitée par Fenty Beauty qui touche parfaitement sa cible en s’adressant directement à toutes les femmes et en célébrant la diversité jusque dans ses campagnes de pub. Sa force de frappe, au-delà de sa large palette de couleurs, c’est aussi et surtout sa disponibilité dans de grandes enseignes de distribution. Plus besoin d’attendre un voyage à New York pour se ravitailler en produits ou de commander sur internet des marques pratiquement introuvables ailleurs. Il suffit d’aller chez Sephora. À moins d’habiter en Belgique… alors là, vous n’êtes toujours pas au bout de vos peines.
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DES RAYONS MONOCHROMES
Aujourd’hui, de nombreuses marques suivent le mouvement et élargissent à leur tour leur offre afin de sublimer toutes les carnations. En juin 2018, Dior lançait sa collection Backstage avec un fond de teint disponible en quarante teintes. « Auparavant, nos fonds de teint se déclinaient en vingt-six à trente-quatre teintes. Malheureusement, on ne pouvait pas les trouver partout parce que les points de vente manquent de place pour exposer et stocker les produits. Par ailleurs, chaque parfumerie effectue une sélection en fonction de sa clientèle. C’est la raison pour laquelle il n’y a que six à dix nuances en magasin. C’est frustrant. » commente Peter Philips, directeur de la Création et de l’Image du maquillage Dior.
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Une frustration partagée par les consommatrices comme en témoigne la blogueuse beauté Gaelle Noungui : « Jusqu’à l’année dernière, Estée Lauder ne commercialisait que quatre ou cinq teintes pour peaux foncées du Double Wear chez Inno pourtant ce fond de teint se décline en quarante-six teintes dont au moins une quinzaine pour peaux foncées. Et dans le corner Lancôme ils avaient décidé d’arrêter de commercialiser les teintes foncées du Teint Idole Ultra Wear 24h. ».
Une décision difficilement compréhensible surtout lorsque l’on sait depuis plusieurs années que les femmes noires dépensent environ quatre fois plus pour leur beauté que les femmes blanches (Source: agence de marketing ethnique AK-A.). Enième preuve que la demande est bel et bien là et que ce marché est lucratif. Alors pourquoi aujourd’hui, alors que les fonds de teint pour peaux noires existent enfin, les teintes en magasins restent-elles majoritairement adressées aux femmes blanches ?
DES QUOTAS ?
Du côté des marques, celles-ci assurent qu’il n’existe aucun quota lié à la distribution des produits. L’explication serait ailleurs : « La répartition des références produits se fait tout simplement en fonction de la demande des pays distributeurs qui dépend directement des ventes » souligne Elisabeth Bouhadana, directrice scientifique de L’Oréal Paris International. Lancée il y a plus de quinze ans, la gamme Accord Parfait est enrichie de nouvelles nuances chaque année: « cette gamme nous permet de couvrir 95% à 98% des besoins de chaque pays » affirme-t-elle.
Cette ouverture se constate également auprès des marques qui pratiquent des prix plus accessibles. NYX dévoilait en novembre dernier son nouveau fond de teint plus inclusif “Can’t stop won’t stop”, en quarante-cinq teintes, alors que son précédent se limitait à trente. Même chose pour Too Faced qui étend sa gamme du célèbre « Born this way ».
Un progrès réel mais notons tout de même pour la petite histoire que, pour développer ces nouveaux produits, les deux marques ont fait appel aux Youtubeuses américaines, Alissa Ashley et Jackie Aina … après qu’elles aient virtuellement incendié la marque Tarte Cosmetics pour son offre ridiculement limitée de dix nuances dont une seule foncée.
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À l’heure où la diversité est célébrée des podiums aux couvertures des plus grands magazines, les marques qui s’obstinent à ne pas élargir leur offre se voient pointées du doigt à coups de tweets cinglants et de commentaires furibonds. Et c’est tant mieux ! Ce « lynchage public » tire la sonnette d’alarme, car comme le rappelle la sociologue Juliette Sméralda, auteure du livre « Peau noire, cheveu crépu. L’histoire d’une aliénation »: « Avant les marques parlaient de « la femme » en parlant de la femme blanche uniquement jusqu’à ce que les autres femmes se soient mises à dire « ce que vous nous proposez ne me convient pas. » »
UN CERCLE VICIEUX
Si leurs revendications semblent finalement avoir été entendues, pour la sociologue, cet intérêt soudain pour la diversité relève avant tout d’une « logique commerciale ». Elle nuance « il y a aussi une part de prise de conscience qui est liée, mais je me demande dans quelle mesure les investissements en recherche s’avèrent réels. » Car il ne suffit évidemment pas de nommer une égérie noire ou de sortir quarante-cinq nuances de fond de teint pour se prétendre inclusive. Il faut surtout répondre aux attentes de ces nouvelles consommatrices en proposant des produits adaptés aux spécificités de leurs peaux. Si elles sont moins sensibles au vieillissement cutané que les peaux blanches, les peaux noires ou métissées sont plus sujettes à certaines problématiques comme la sécheresse excessive, le teint grisâtre, la surbrillance, sans compter les possibles imperfections (et risques de cicatrices) ou taches pigmentaires.
“Si tu n’as pas le teint caramel ou que tu n’es pas métisse, tu n’existes même pas dans le paysage médiatique en tant que noir” Diane Ndamukunda, confondatrice de Tamiim Beauty
Il revient donc aux marques de répondre à ces besoins dans la formulation de leurs produits. Mais pas seulement… Les femmes de couleur doivent être prises en compte de A à Z: de la recherche à la production en laboratoires, des campagnes de publicité à la formation des maquilleurs professionnels qui utiliseront ces produits, jusqu’aux vendeurs qui conseilleront les clientes. La connaissance est la clé de tout car sans elle, s’enchaine alors un cercle vicieux. Imaginez qu’une femme noire se rende en boutique pour trouver son fond de teint, mais qu’elle soit mal conseillée par la vendeuse qui ne connaît pas les spécificités liées à sa couleur de peau. C’est simple, elle zappera la boutique et se tournera très certainement vers Internet pour trouver son bonheur. Résultat: les ventes en magasin des produits pour peaux foncées vont baisser et la marque, pensant que la demande n’est pas là, finira par arrêter de les commercialiser. Le serpent qui se mord la queue.
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Du côté de la formation même des make-up artists, le bât blesse. En Belgique, mais également dans de nombreux pays européens, la plupart du temps on leur apprend uniquement à maquiller les peaux blanches. Partant de ce constat, l’école de maquillage bruxelloise Make Up For Ever Academy a lancé sa formation Black Beauty. Cathy De Neve y enseigne à ses élèves, les techniques de maquillage spécifiques aux peaux noires et témoigne: « Cela étonne toujours de voir une femme de peau blanche donner ce cours. Lorsqu’on travaille sur des défilés de mode, les filles de peaux foncées refusent de se faire maquiller par des filles caucasiennes et préfèrent aller chez mes élèves à la peau foncée. » Une réaction naturelle qui témoigne des mauvaises expériences vécues: « Elles sont exigeantes et elles ont le droit, car elles doivent se sentir belles ! Surtout que les fautes se verront davantage sur une peau noire mal maquillée parce qu’il y a un travail de correction à faire beaucoup plus important que sur une peau blanche. Mais j’ose espérer qu’un jour ces barrières tomberont parce que ces appréhensions ne sont pas justifiées. »
DES PROGRES MAIS PAS ASSEZ
Inutile de se voiler la face, l’Angleterre et surtout les États-Unis ont toujours eu un temps d’avance sur nous en matière d’ethno-cosmétique. De l’autre côté de l’Atlantique, les poids lourds de l’industrie ont rapidement pris conscience de l’intérêt de ce marché et ont étoffé leur offre dès les années 90. Il aura donc fallu attendre près de trente ans pour connaître le même élan chez nous. Niveau diversité, l’Europe est un marché frileux, qui a longtemps eu peur de se mouiller et de pratiquer un marketing direct en utilisant les mots « cheveux crépus » ou « peaux noires » préférant les termes édulcorés de « cheveux bouclés » et « teint bronzé ». Comment expliquer cela ? « Aux États-Unis ils n’ont pas peur de valoriser leur communauté ou leur fierté identitaire et n’hésitent pas à représenter la diversité de leur pays. En Europe, la culture mise en avant est plus axée sur l’unité culturelle. » estime Fatou Messemou, coiffeuse et maquilleuse. Mais l’émergence des stars afro-américaines a également contribué à faire rayonner cette diversité: « Leur industrie du cinéma et de la musique est mondialement reconnue, les artistes de ces milieux se doivent d’avoir une image impeccable car ils sont constamment exposés aux médias et le maquillage joue alors un rôle primordial. Les marques se doivent donc d’avoir un choix ample et varié pour répondre à cette demande » souligne la make-up artiste Ebonee De Vos Gorgemans.
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En Belgique, contrairement aux États-Unis, le recensement selon le critère de la race est interdit. Difficile donc d’évaluer exactement la population concernée. Mais, il s’agit surtout de fausses excuses car il suffit de flâner au cœur de la capitale de l’Europe pour constater la diversité de la population et donc de l’ampleur de la demande.
Du côté des consommatrices, les avis restent mitigés sur ce nouvel intérêt des grandes marques internationales pour les peaux noires. Cette avancée (trop) longtemps attendue est parfois regardée avec méfiance. « Dans notre communauté, certaines refusent d’acheter ces marques qui nous ont longtemps négligées et en même temps aujourd’hui, elles s’adressent enfin à nous et c’est ce qu’on demandait. C’est vraiment complexe ! » Une autre acheteuse avoue elle aussi être quelque peu dérangée par cette « hype » de la diversité : « Cela me fait penser que certaines marques ne s’intéressent à nous non pas pour essayer de répondre à nos besoins, mais plutôt pour ce que nous nous pouvons leur apporter en termes de réputation et d’argent. » D’autres encore s’interrogent si cette « tendance » finira par passer ou si les mentalités évolueront pour de bon. À l’industrie de la beauté de nous prouver qu’elle a bien reçu le message.