Avec un chiffre d'affaire annuel direct de 150 milliards d'euros, victime de son succès, l'industrie de la mode commence à s'auto-cannibaliser. La mode masculine sauvera-t-elle le prêt-à-porter ?
Dans un marché encore à 85 % féminin, la « niche » de la mode homme explose. Porté par investissements et innovations, dans ce secteur plus axé sur l'aspect fonctionnel, ce qui défile, c'est ce qu'on verra ensuite dans la rue. Moins d'image, plus d'ancrage.
Les trentenaires prennent de plus en plus soin d'eux, ils ont les moyens de consommer, et sont hyper-connectés. Alors qu'il y a encore une quinzaine d'années, l'acheteur type des grands magasins affichait une soixantaine d'années (pour les autres, c'était souvent leur compagne qui s'occupait des achats vestimentaires!), depuis cinq-six ans, la moyenne d'âge est retombée à quarante ans.
Lancé en 2007, le site français www.bonnegueule.fr s'adresse aux hommes soucieux de leur apparence, mais pas fashion-victims. Avec 4 millions de lecteurs uniques par an et 200.000 abonnés, ce n'était au départ qu'un petit blog créé pour pallier le vide en matière conseils de style pour les hommes. Mais en dix ans, BonneGueule est devenue une véritable entreprise, qui distribue sa propre marque de vêtements, en ligne et dans plusieurs boutiques physiques en France.
Geoffrey Bruyère, co-fondateur, observe les différences de comportements : « les hommes achètent en moins grande quantité que les femmes, mais leur panier est plus cher. Les femmes aiment être surprises, elles recherchent l'originalité et la nouveauté, alors que les hommes sont plus sensibles à la notion de confiance. Quand ils ont trouvé leur créneau, ils s'y tiennent, et restent fidèles aux marques qui leur plaisent. » Et ils assument : « alors qu'au lancement de BonneGueule, il y avait peu de connexions sur le lieu de travail et aux horaires de bureau, aujourd'hui, ils nous lisent n'importe où et laissent la page ouverte sur le bureau. »
Des fashionistas comme les autres
On le voit lors des grandes fashion weeks masculines, la mode homme s'extravertit, et calibre sa communication pour fidéliser un nouveau public. Alice Pfeiffer est journaliste mode, spécialiste des questions de genre. Elle analyse que « le marketing est plus agressif concernant le marché hommes. On les félicite d'être alternatifs tout en les encourageant à consommer, ce qui représente un oxymore géant. Les mecs aussi ont besoin d'être rassurés dans leur processus d'achat, puisque désormais, chacun est quotidiennement confronté à des cas de conscience éthique et politique. »
Pour autant, le modeux tient à une virilité qui ne s'éloigne pas trop du premier degré. Par exemple, alors qu'il y a encore quelques années, porter un pantalon ajusté ou des revers roulottés, faisaient craindre de « faire gay », c'est aujourd'hui un style pointu recherché. Pour Geoffroey Bruyère, « ceux qui étaient un peu originaux et par conséquent stigmatisés, sont devenus des modèles ». Une révolution ? Pas encore : le sportif musclé reste l'icône de la masculinité moderne.
Alice Pfeiffer compare la mode avec le monde des jouets : « pour les filles, tout est vendu en panoplie, comme pour les Barbie. Alors que les garçons ont besoin d'être sujets d'action, des héros puissants et virils. Transposé à l'industrie du vêtement, si la communication est habilement tournée, on peut leur faire croire qu'ils vont sauver le monde grâce à leurs baskets. Jacquemus, qui crée pourtant une mode sporty-dandy, a choisi comme première égérie le rugbyman Yoann Maestri, deuxième ligne au Stade Français, parce que le baraqué rassurant, ça parle au consommateur. Ce designer a compris qu'on peut être élitiste en studio, mais qu'il faut savoir faire rêver un public plus large ».
La conscience au placard (au sens propre)
Louis Gabriel Nouchi, diplômé de La Cambre, a fondé sa propre maison il y a deux saisons, après avoir dirigé la création de la marque Editions MR pendant un an et demi : « pour moi, faire de la mode homme, c'est plus honnête : je peux m'y projeter, essayer les coupes. Les vêtements femme me semblent depuis toujours plus contraignants, avec leurs ouvertures dans le dos ou l'absence de poches. La mode homme est beaucoup plus fonctionnelle, et c'est un marché extrêmement dynamique actuellement ». Une façon spécifique de concevoir les collections, orienté « luxe et pratique », jusqu'aux matières, encore très genrées.
Pour Alice Pfeiffer, on ne peut pas cantonner la mode hommes à une notion d'apparence : « ils veulent rester virils, sans passer pour des brutes. On voit émerger le mâle « woke » (avisé, rebelle et combatif), conscient de ses responsabilités. Paradoxalement, ce mouvement découle du féminisme : on est en train d'adapter pour les hommes un langage plus engagé, pour mettre du sens dans leur consommation. De même, on fait passer des messages de mixité. Comment faire porter une robe à un homme ? En lui vendant une « néo-djellaba ». Toutes les marques masculines qui évoluent, comme APC, ont compris qu'il fallait fusionner le micro et le macro, s'adresser au consommateur comme individu, puis à ses copains par ricochet ».
Psychologie d’une nouvelle cible marketing
Dans la mode comme partout ailleurs, Internet a déverrouillé un secteur qui restait réservé à une élite informée, tout en fournissant un flux d'informations servant principalement des objectifs commerciaux. Pour Louis-Gabriel Nouchi, « les mentalités s'ouvrent : les hommes sont très au courant de l'image qu'ils veulent renvoyer d'eux-mêmes, notamment grâce aux réseaux sociaux. Quand un homme aime une pièce, il l'achète en plusieurs exemplaires, et la porte très longtemps. C'est une démarche plus fétiche, plus pérenne. Chez les femmes, on observe une consommation plus saisonnière. Les hommes ont plutôt des comportements d'investissement dans la mode, tant au niveau émotionnel que pratique ».
Offrant, au passage, un instantané des bouleversements de la société. Alice Pfeiffer fait le rapprochement avec l'électrochoc causé par l'affaire Weinstein : « on assiste à un basculement de paradigme, avec un rééquilibrage du « vivre ensemble » entre les sexes. Il reste que la mode « no gender » s'appuie en réalité sur les codes masculins : les garçons ne portent toujours pas de jupes. C'est pourtant très important, qu'il y ait des hommes qui affichent une allure alternative aux clichés. A ce jour, le « puissant », le banquier, s'habillent encore en costard. Vu que les hommes symbolisent toujours la puissance, il est fondamental qu'ils puissent s'autocritiquer. Leur éducation, comme celle des filles, passe aussi par le vêtement. »
Comment utiliser le mythe de la virilité à bon escient ? « Eddy de Pretto, qui revendique son homosexualité et sa sensibilité, s'habille en banlieusard, une culture traditionnellement homophobe. C'est une manière de faire bouger les lignes. On assiste à une coupure avec les codes traditionnels, une sorte d'appropriation culturelle des hommes, une alternative à la masculinité qui passe par une tablette de chocolat et les protubérances à la braguette ».
Durabilité et fonctionnalité
Depuis une dizaine d'années, Dior Homme revendique une croissance annuelle à deux chiffres, et la nomination de Virgil Abloh à la tête de la création du pôle masculin de Louis Vuitton a braqué tous les projecteurs sur l'homme. Le modèle fait école, mais comme toujours, selon Alice Pfeiffer, « ce sont les marques du sentier qui ont senti le vent tourner avant les autres. Quand elles sont parvenues à se donner une image luxe mainstream, comme Sandro, elles ont fait un carton ». C'est donc l'autre recette du succès : appliquer les valeurs du luxe à l'ensemble du marché masculin, qui intègre dans la foulée les codes du sportswear.
Pascaline Smets est Fashion director pour les multimarques de luxe Smets : « les millenials, des acheteurs de 25 – 35 ans, s'intéressent de près à ce qu'on appelle le « luxury-street ». Ils sont engagés, forment une communauté sur les réseaux sociaux. Les grandes maisons ont compris que le luxe devait être plus en phase avec le mode de vie contemporain. On observe par exemple des passerelles entre la musique et la mode. Chez les femmes, la mode reste plus guindée, comme si l'industrie n'avait pas compris que les consommatrices aussi cherchent la coolitude. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, dans nos boutiques, les femmes commencent à piocher dans le vestiaire masculin : elles s'offrent des pièces Off White Homme, Raf Simons ou Martine Rose, et tout le monde attend avec impatience de découvrir la première collection de Hedi Slimane chez Céline. Cette collection masculine ciblera aussi les femmes, les plus averties. »
Les réseaux sociaux relayent et amplifient le désir, mais Geoffrey Bruyère, dont le site qui se positionne comme un média solutionnel répond à des centaines de demandes de conseils d'internautes, rationalise : « pour les hommes, le vêtement, ça reste de l'équipement. Ça peut devenir un achat plaisir, mais c'est encore l'aspect pratique qui prime. »
Même analyse de la part de Louis-Gabriel Nouchi : « la mode masculine est plus fonctionnelle, y compris en termes de morphologie. Or, les corps des hommes et des femmes commencent à s'harmoniser, ce qui permet d'envisager le même usage d'une pièce. Le phénomène a commencé avec les vêtements militaires et le workwear, beaucoup plus faciles à vivre que les robes ou les jupes crayon. Aujourd'hui, les gens, quel que soit leur genre, ont besoin d'une mode usuelle. Dans quelques années, on reviendra sur cette vague de silhouettes instagramables, qui impose pour l'instant des collections taillées pour les photos, mais pas pour être porté. C'est tout le rapport à l'image qui a besoin de se réhumaniser. »
Les limites du filon
En réalité, ce marché prometteur s'engorgerait déjà plus vite qu'il ne s'ouvre. Beaucoup de marques se lancent et prospèrent, mais le nombre d'acheteurs potentiels ne suit pas encore. Pour Geoffrey Bruyère, « pour tenir le coup, il faut développer un modèle économique vraiment différenciant. C'est un marché à deux vitesses : on observe un schisme croissant entre ceux qui ne portent aucun intérêt à la tendance, et les hyper-informés ». Le mass-market et les magasins de sport classiques conservent le haut du pavé, pour une raison assez simple : les achats de vêtements ne sont pas toujours motivés par une question de revenus, mais d'éducation. « Il faut revaloriser la notion de transmission, et éduquer les garçons à s'habiller. Il y a un vide entre la génération élevée par des parents qui emmenaient leurs enfants acheter leurs premiers beaux vêtements en boutique, et l'arrivée d'Internet qui remplace la tradition familiale. Oui, le marché hommes se développe, mais ça n'est pas forcément synonyme d'opportunités ». Sauf peut-être… pour les femmes, qui peuvent de plus en plus puiser dans les deux vestiaires, transversaux parfois malgré eux.