La représentation des afro-descendants en Belgique, l’afroféminisme, le racisme structurel… Au cours d’une rencontre, Martine Warck – auteure du blog engagé Nappy is Beautiful – et Yvoire de Rosen – anthropologue et responsable des relations publiques à Ethno Tendance – redessinent les contours des enjeux qui définissent la question de la diversité en Belgique.
L’interview croisée
Martine Warck : Lors de ton master, tu as étudié les pratiques vestimentaires et capillaires des personnes afro-descendantes. Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Yvoire de Rosen : Pour comprendre ma démarche, il faut remettre les choses dans leur contexte. Je fais partie du projet que ma mère a fondé : Ethno Tendances. Au moment de sa création, je faisais un master en anthropo-sociologie. C’est en côtoyant ce projet de mode inclusive, qui met en avant les créateurs qui ne sont pas toujours visibles dans les réseaux mainstream, que j’ai découvert qu’il y avait certains rapports conflictuels. Je me suis donc intéressée à l’activité des créateurs de mode afro-descendants et aux influenceurs. C’est comme ça qu’est née l’idée de mon mémoire. À cette époque-là, il y avait également un grand mouvement de gens qui laissaient leurs cheveux naturels. J’ai voulu en étudier les enjeux anthropologiques. La mode, la beauté, les cheveux soulèvent la question de la représentation des afro-descendants, de leur place dans les médias. Comment les corps des personnes afro-descendantes sont-ils représentés dans l’histoire ? J’ai découvert un champ d’analyse très large en plein mouvement.
Comment expliques-tu que certains clichés persistent alors que la Belgique est un pays multiculturel ?
À Bruxelles, malgré plus de 120 nationalités qui cohabitent, il y a un racisme culturel qui subsiste. Ces derniers mois en Belgique, on a vécu cette visibilité du racisme (insultes racistes au Pukkelpop, attaques contre la présentatrice Cécile Djunga, agression de Gaëlle Van Rosen, NDLR). Mais cette situation existe depuis longtemps. Cela fait partie de l’histoire de la Belgique et de son passé colonial qui n’est pas résolu. Il existe un racisme inhérent, aucun groupe n’y échappe. Quand on parle de « racisme ordinaire », tout le monde y est confronté, mais c’est un racisme subi de l’intérieur. Les structures dans lesquelles nous travaillons sont aussi porteuses. En travaillant à la télévision, j’ai aussi été victime de sexisme et de racisme. La distribution des rôles, par exemple, continue à véhiculer des stéréotypes. J’ai été miss météo. C’est aussi ça la façon dont le racisme structurel s’opère. C’est plus insidieux, mais les effets ne sont pas moins dévastateurs. Si on ne parle pas de ce racisme structurel, on passe à côté de tout le problème. C’est ma posture sociologique : on ne peut pas parler de l’individuel sans parler du collectif. D’où l’importance du tissu associatif. Il y a trois ans, j’ai lancé le collectif Mwanamké (« femme » en swahili) qui touche aux problématiques spécifiques des femmes afro-descendantes. Activistes, on se mobilise pour lutter contre le sexisme, la négrophobie et le racisme. Nous sommes au carrefour de plusieurs discriminations : femmes, noires, parfois musulmanes, certaines sont queer, d’autres handicapées. Dès la plus tendre enfance, les fillettes noires sont confrontées au minimum au racisme et au sexisme. Il faut développer des stratégies pour lutter contre cela.
Du coup, quelle est la différence entre le féminisme et l’afroféminisme ?
L’afroféminisme, c’est un courant de pensée porté par les femmes des diasporas. On parle d’afroféminisme car nous sommes dans un contexte belge et nous vivons la question du racisme en plus du sexisme. J’ai rencontré des Africaines qui se définissent comme féministes par ce qu’elles sont dans un contexte africain. Dans les mouvements féministes traditionnels, on ne parle pas de l’articulation des problèmes « sexisme + négrophobie », ce sont des problématiques qui nous sont spécifiques en tant que filles afro-descendantes belges.
Peux-tu nous expliquer en quoi la question de la beauté revêt une dimension politique pour les femmes noires et métisses ?
De manière générale, la beauté revêt une dimension politique tout court. Car on classifie les individus, que ce soit leur appartenance sociale ou raciale. On situe les gens dans leur position symbolique. L’enjeu pour les femmes noires et métisses dans un contexte occidental, c’est la fracture symbolique et culturelle liée à l’esclavage et à la colonisation. On a brisé toute cette glorification du corps, cette dynamique africaine. Les corps avant célébrés sont devenus objectivés. La domination est venue marquer les corps. Ils sont donc sortis de leur référent de base et ont adopté d’autres codes : désidentification, défrisage, dépigmentation volontaire. La première société de produits de dépigmentation et de défrisage a été créée en 1910 par Garret Augustus Morgan, un Noir afro-américain.
En quoi, selon toi, la pratique du défrisage revêt-elle une dimension socioculturelle ?
Souvent et très tôt, on a défrisé les cheveux des jeunes filles. Les raisons sont diverses : esthétique, pratique (le cheveu naturel est soi-disant plus compliqué à coiffer). Cet automatisme a désormais été remis en question. Donc, la question essentielle serait plutôt « pourquoi certaines femmes ont arrêté ? » Il y a des raisons identitaires, car elles veulent un cheveu qui corresponde à leur groupe d’appartenance raciale. Et ensuite des enjeux sanitaires : cheveux détériorés, alopécie de traction, perte de cheveux, brûlures, casse de cheveux, des problèmes gynécologique (fibrome utérin, endométriose) lorsque les produits passent dans le sang. Ce sont des expériences traumatisantes. Mais il ne faut pas voir les choses de façon trop dichotomique, un facteur peut entraîner l’autre. Cela pose aussi la question de désirabilité. Qu’est-ce qui est attractif ? Si un garçon voit sa maman « nappy » (contraction de « natural » et « happy », ce terme désigne les femmes qui laissent leurs cheveux au naturel, NDLR) cela va avoir un impact sur ses représentations. Il y a tous les stéréotypes sur le cheveu crépu qui doivent donc être déconstruits pour que les hommes et femmes noirs puissent se réapproprier la beauté de leurs cheveux : trop difficiles à coiffer, négligés, trop chers à entretenir, ce sont des idées fausses qui sont trop véhiculées.
Penses-tu que le recours aux statistiques ethniques pourrait nous aider à mieux inclure la consommatrice afro-descendante et mieux cerner ses besoins ?
C’est une question épineuse, mais ma position est claire : pour moi, il en faut à tous les niveaux. Cela permet de pouvoir attaquer une réalité d’une manière qui tend à être objective, car c’est un ancrage concret. On parle de la question de la représentation de la diversité en Belgique : si on veut refléter cette identité, il faut sortir du prisme de la couleur blanche. Les statistiques permettront de nous donner une image d’une société qui nous correspond. Donner à voir, c’est faire exister. Il faut bouger les règles du jeu. Sans oublier le point de vue commercial, c’est aussi une façon d’évaluer un marché. Pour l’instant, les statistiques ethniques ne sont pas légales en Belgique, ce qui crée de l’invisibilité.
Qu’est-ce qui contribuera à réduire durablement les préjugés afin d’améliorer la visibilité des minorités ?
L’éducation, la culture, les voyages, les role models. Si je prends mon expérience, c’est ma maman, métisse, qui a nourri mon capital culturel. Elle m’emmenait voir des auteurs afro-descendants, des pièces avec des dramaturges également afro-descendants, du cinéma afro-américain. J’ai eu beaucoup de références. J’ai également eu la chance de voyager en Afrique très tôt et j’ai découvert que l’Afrique était bien différente de cette vision misérabiliste et caricaturale que l’on nous enseignait à l’école. J’ai ainsi développé très tôt un sentiment positif par rapport au continent africain. J’ai grandi dans un monde avec des personnalités afro-descendantes mises en valeur. Le changement n’est pas individuel, mais culturel. Ce sont les représentations qui doivent changer.