Du 13 au 18 octobre se déroulait la Mercedes-Benz Fashion Week de Moscou, un événement incontournable pour toute l’industrie de la mode russe. Et pour nous ? Allons-nous succomber à la tentation des pièces slaves ?
La Russie, ce pays continent de 146 millions d’habitants, passionné et passionnant est aussi varié que vaste, il est donc difficile d’en parler s’en prendre conscience de cette immensité. La Russie, avec ses onze fuseaux horaires, à cheval entre l’Europe et l’Asie du Nord, se relève du système soviétique pour peser dans une nouvelle économie de marché. La nation de Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov et Kandinsky est aussi le pays des oligarques, du gaz naturel, de la fourrure et des diamants. La Russie véhicule une série de clichés, certains sont faux d’autres sont vrais et la mode apparaît en filigrane comme l’expression d’une certaine réalité.
La Mercedez Benz Fashion Week de Moscou est un carrefour culturel qui exprime l’ambivalence de la société moscovite : entre tradition et modernité, opportunisme et véritable créativité. Du designer établi au kitsch opulent à la jeune garde minimaliste et conceptuelle, ce lieu d’expression, indispensable pour les marques russes, laisse place aux coups de cœur. Les femmes sont en force. L’énergie est communicative !
Chercher la création
Au programme de la fashion week, des dizaines de créateurs assurent le show. Certaines extravagances (chanteuses populaires en live, cérémonie de remises de bouquets, son et lumière techno) déstabilisent les journalistes internationaux qui viennent à peine de quitter le front row parisien. Côté mode, il faut s’y attendre, les robes longues de soirée, les strass, les jupons apportent la dose de mauvais goût nécessaire pour faire éclore certains moments de poésie. Parmi ceux-ci, la créatrice confirmée Alena Akhmadulina, qui a proposé une collection printemps-été 2019 vaporeuse et irréelle, inspirée de la légende de Lady Godiva. « Chaque saison, je choisis un conte de fées. Pour cette collection, je voulais une ambiance médiévale et j’ai trouvé Lady Godiva. L’occasion de mettre beaucoup de broderies, de jouer sur la transparence pour donner une impression de nudité, et d’ajouter des symboles comme les licornes. Les couleurs sont douces et neutres avec du cuir » confie la créatrice. C’est l’histoire de l’épouse du Comte Léofric de Mercie qui traverse les rues de Coventry à cheval, complètement nue, afin de convaincre son époux de baisser les impôts. Une femme de caractère qui ne s’en laisse pas compter. À l’image de la femme russe ? Est-ce simple d’être une créatrice en Russie ? « Ce n’est pas simple d’assurer la pérennité d’une marque en Russie. Sa viabilité est très liée au succès d’une collection. D’une saison à l’autre, la demande fluctue. Si une collection ne plaît pas, la marque peut tomber en faillite. Cette insécurité pousse le département commercial à se mêler de la direction artistique, dictant la matrice à suivre pour reproduire les modèles qui fonctionnent, déclinés de saison en saison. Il faut donc trouver l’équilibre entre le créatif et le commercial si on veut maintenir sa liberté. » Mais certaines créatrices ont plus de facilité que d’autres. Sur le catwalk, on découvre également les lubies de femmes russes riches qui ont décidé de lancer une marque. Sans aucun parcours professionnel dans la mode, sans créativité. Mais ça marche ! Est-ce qu’il faut être une femme de millionnaire pour faire de la mode en Russie ?
« C’est effectivement une partie de la réalité. Et je suis indignée par cette situation. Il y a des influenceuses qui rendent populaires des vêtements qui n’ont aucune recherche artistique. Des produits commerciaux sans âme, sans histoire, sans philosophie. Il y a des personnes qui font de la mode sans aucune formation, sans aucune compétence. En Russie, les choses fonctionnent souvent en réseau. Si vous connaissez quelqu’un, mais que vous n’avez pas les compétences, vous aurez une bonne position. Nous souffrons de cette situation dans toutes les professions. Heureusement, en mode, la plupart des gens distinguent la création de ce qui ne l’est pas » explique la créatrice. Parce que de véritables créateurs, il y en a. Alena a étudié la mode et le design à l’Université de Saint-Pétersbourg. Dès la première année, les étudiants y apprennent à imaginer une collection, mais également les aspects concrets liés au développement et à la production. À la fin de leur cycle d’études, ils ont déjà mis au point une collection et, surtout, une marque. Alena Akhmadulina n’a donc pas perdu de temps. Son diplôme en main, elle présentait sa marque à la fashion week de Moscou, en 2001. Ensuite, de 2005 à 2009, elle s’exporte sur le catwalk parisien. « Lorsque j’ai présenté ma première collection à Moscou, elle a été complètement achetée par des boutiques multimarques moscovites. Avec cet argent j’ai pu financer la saison suivante. C’est donc un moment très important qui valide (ou pas) notre travail. La fashion week de Moscou offre une visibilité aux acheteurs, à la presse, mais aussi aux célébrités qui voudront porter la marque. C’est l’épreuve ultime : si personne ne veut porter vos vêtements, il est temps d’arrêter. C’est le seul événement du genre en Russie ! Il rassemble toutes les personnes investies dans l’industrie de la mode. C’est aussi une façon de montrer aux gens ce qu’ils doivent porter pour la prochaine saison. Ensuite, si on désire s’exporter, Paris est la destination rêvée. Le point de convergence de tout le monde de la mode. » Mais le rêve parisien s’est arrêté avec l’augmentation du prix de production du défilé. « Au début des années 2000, les shows se déroulaient tous au Carrousel du Louvre, c’était plus abordable. Le système a changé. Les designers défilent désormais dans des endroits différents et le budget moyen du défilé est passé de 40.000€ à 200.000€. Nous ne pouvons plus nous le permettre. » Qu’à cela ne tienne, la marque a trouvé sa clientèle à Moscou. Mais qui est la femme russe férue de mode ?
Moscou n’est plus l’empire du mauvais goût
C’est le cliché de la touriste russe, couverte de fourrure et de diamants, aux talons vertigineux et à la dégaine chaloupée. Riche et extravagante. Qu’en est-il de la réalité ? « Il y a eu une époque où la société russe n’avait aucun goût. Pendant longtemps, les gens n’avaient rien. Après cette période, ils ont voulu montrer ce qu’ils possédaient, en réaction. Le style était très ostentatoire » explique Alena. « J’ai constaté un changement ses trois dernières années avec moins de make-up et d’artifice. Les gens commencent à montrer qui ils sont. J’ai été étonnée de découvrir que les plus grandes ventes chez Tsum (les « Galeries Lafayette » moscovites – ndlr) sont des marques classiques et minimalistes comme Loro Piana. » Alors comment peut-on décrire le style russe ? La créatrice nous le résume en un mot : « dressy ». Habillé. « Des couleurs vives, des pièces décorées, brodées. Aujourd’hui, tout ça est orchestré avec goût. La femme russe a arrêté d’être trop sexuelle, sans cesse dans la séduction. Son role model aujourd’hui est une femme qui n’a plus rien à prouver. » Fini donc le stéréotype de la poupée russe, femme accessoire et hypersexualisée ? Pas tout à fait. « L’homme riche ne pouvant pas porter de diamants, il les mettait sur une femme. Comme un faire-valoir. Les choses ont changé. La notion de famille a évolué, c’est devenu très important. La plupart de mes amies sont mariées depuis des dizaines d’années ! Mais c’est un grand pays, il y a toujours des femmes qui sont utilisées comme des accessoires, un moyen d’échapper à une situation précaire ».
Reste la question de la fourrure. Très présente en Russie, elle semble indétrônable. Et pourtant, cette situation (qui repose sur la tradition) est totalement à contre-courant du mouvement de protection animale qui déferle sur le secteur de la mode. Les grands couturiers s’engagent, les pays légifèrent et les fashion weeks interdisent. Comment expliquer ce décalage ? « Je ne peux pas imaginer la Russie sans fourrure. C’est culturel. Cela fait partie de l’histoire et de la tradition. Selon moi, la fausse fourrure ne sera jamais aussi chaude. » Et pourtant, les technologies permettent de trouver des alternatives crédibles et éprouvées. « Ce que nous faisons, c’est travailler avec des fournisseurs qui ont une approche durable. Nous travaillons avec Saga Furs qui respecte les normes européennes en matière de production de fourrure (conditions d’élevage, limitation de production.) » Une réponse peu solide qui montre que les créateurs russes ont encore du chemin à parcourir en matière d’éco-responsabilité.
Coups de cœur russes
Des petites pépites se sont démarquées lors des défilés. Nous avons déjà cité la poésie aérienne d’Alena Akhmadulina, attardons-nous sur la douce folie iodée de Roma Uvarov Design, cette jeune marque créative rend son énergie communicative : broderies, soie et asymétries se construisent avec le coton, les patchworks traditionnels et la toile cirée. Ces vêtements joyeux sont portés par des mannequins tragiques. Une impression forte se dégage de cette collection.
En tête du podium des révélations russes, Alexander Arutyunov. Designer sans concession, il a lancé sa première collection en 2011. Sa mode colorée redéfinit les courbes, sculpte la silhouette, joue sur ce qui est montré et caché pour finalement exhaler une sensualité subtile. Ce n’est pas minimaliste, ce n’est pas linéaire, c’est architectural. Le compromis idéal entre l’artistique et le portable.
«La femme moderne a une féminité « extravertie », mais pas sexualisée, un érotisme suggéré dans les formes. J’aime ce qui est coloré et lumineux. Mais ce n’est pas toujours facile de faire porter ce genre de pièce. En Russie, les gens ne sont pas ‘trendsetters’. Ils vont avoir peur de porter quelque chose jusqu’à ce qu’ils le voient sur quelqu’un d’autre. C’est une difficulté pour les petites marques et une grande différence avec l’Europe » explique le créateur. Faut-il en déduire que la femme russe se sent en insécurité dans son style ? «Les Russes sont assez sûres d’elles et de leur style, mais il y en a peu qui voyagent et qui achètent des pièces de défilé. Elles ne prennent pas de risque. Il m’arrive d’être en désaccord avec mes clientes qui veulent des pièces plus sexy. Je n’imagine pas mes vêtements pour la cliente russe en particulier, mais pour des figures internationales. J’ai fait le choix de rester créatif sans me plier aux contraintes commerciales. On m’a d’ailleurs proposé de racheter ma marque, mais je n’étais pas prêt à brader ma liberté créative. »
À l’image d’ Alena Akhmadulina, son arrivée dans le monde de la mode ne s’est pas faite d’une simple signature de chèque. Né à Tbilissi en Géorgie, Alexander Arutyuonov a pris son envol en arrivant à Moscou. « Enfant, je créais déjà des vêtements, mais à l’époque c’était une honte d’être couturier. Pour faire plaisir à ma famille, j’ai commencé à étudier le droit, mais ce n’était pas pour moi. Je me suis enfui à Moscou et ma famille a cessé de me soutenir financièrement. Je suis devenu serveur, danseur, et ensuite j’ai eu mon diplôme de coiffeur. Mes clientes voulaient que je designe leurs vêtements et c’est ainsi que tout a commencé. Avec l’aide d’amis, de mécènes, j’ai lancé ma marque, mais ça a été dur. » Une chance pour nous, il a planté le décor de son show dans le cadre magnifique du Gostiniy Dvor moscovite pour nous offrir un instant suspendu purement artistique. Un moment qui n’a pourtant pas duré longtemps. Quelques minutes c’est suffisant pour faire de la mode russe un marché convaincant.