Reflet de l'évolution de la société, la mode, par sa représentation de la diversité, traduit mieux la mixité d'une époque que mille analyses sociologiques. Et peut contribuer à normaliser les différences.
Des podiums aux studios de création, les mannequins et directeurs artistiques n'incarnent encore que minoritairement les origines variées qui enrichissent cet art appliqué qui est aussi une industrie.
Si depuis sa nomination à la direction créative de Louis Vuitton Homme, Virgil Abloh focalise toute l'attention, avec Olivier Rousteing à la tête des collections Balmain, ils sont encore rares, les designers aux origines africaines, maghrébines, métis ou hispaniques, à incarner l'image d'une maison de luxe. Dès les années 60, Yves Saint-Laurent « l'Algérien » avait commencé à faire défiler des femmes Noires, peu après Paco Rabanne en 1964, qui avait été précurseur dans cette évolution des mentalités.
A l'époque, le scandale avait été retentissant. Leur postulat provoquait un choc visuel, et intervenait en pleine période de conflit, entre la guerre d'Algérie et les barricades à Paris. Cette même année, Martin Luther King avait remporté le prix Nobel de la Paix, et le Congrès américain avait adopté la Loi sur les Droits Civiques, interdisant expressément la discrimination fondée sur la race, la couleur, la religion, le sexe ou l'origine nationale.
Dans les faits, pour les mannequins ethniques, le chemin jusqu'aux catwalk restait long.
Les petits ruisseaux
Donald Potard, fondateur de la société Agent de Luxe et co-fondateur du groupe Jean-Paul Gaultier, rappelle qu'avant l’avènement du prêt-à-porter dans les années 60, quand seule présentait la Haute Couture, « il était hors de question de faire défiler un mannequin Noir : les clientes, surtout les Américaines, n'auraient jamais acheté un modèle vu sur une femme Noire. Elles savaient que les photos qui sortiraient dans la presse représenteraient ces femmes, qui n'étaient pas leurs clientes. Fort peu courageusement, les autres maisons ont fait marche arrière. Et malheureusement, ça n'a pas beaucoup changé.
Un peu plus tard, dans les années 80, Jean-Paul Gaultier considérait que la beauté était partout. Il cherchait avant tout des « gueules », des personnalités, avec notamment Farida Khelfa. Il ne promouvait pas la beauté académique. À ce moment-là, en pleine montée des mouvements anti-racistes, le message a été beaucoup mieux perçu. De toute façon chez Jean-Paul Gaultier, on se fichait de ce que pensaient les grands magasins américains ».
Valy Bax, backstage Manager, travaille depuis 27 ans sur des défilés internationaux. Elle constate depuis quelques années une évolution progressive, une plus grande ouverture sur les différents types de beautés. Plus de culot aussi, avec la première campagne créée par Anthony Vaccarello pour Saint-Laurent – encore - montrant deux jeunes Métisses qui s'embrassent. Pour Valy Bax, « il y a 20 ans par exemple, on n'aurait jamais fait défiler un mannequin transgenre ».
Quand l'esthétique devient politique...
Yann Kerlau a travaillé pendant huit ans pour la maison Yves Saint Laurent. Auteur de "Pierre Bergé sous toutes les coutures" (Albin Michel, 2018), il évoque la double identité européenne et africaine d'Yves Saint Laurent : « il avait vécu en Algérie jusqu'à l'âge de 17 ans. Pour lui, le racisme n'était pas un sujet, et l'Afrique était la scène sur laquelle s'était mu toute sa jeunesse. Lorsqu'il s'était installé avec Pierre Bergé, l'un de leurs premiers achats avait été une sculpture d'oiseau sénoufo, une peuplade d'Afrique, dont l'un des emblèmes est un oiseau de bois pourvu d'un bec long et vertical, et d'un très gros ventre, matérialisant l'opulence, la prospérité et la fécondité.
Le grand bec signifie le savoir mais un savoir silencieux, fait de réserve et de réflexion. A l'image de ce qu'était le couturier. Cet objet était très signifiant pour lui, de même que le noir, qu'il voyait d'abord comme une couleur, la couleur absolue, qui mettait en valeur toutes les autres. Et cela s'est traduit dans le choix de ses mannequins. Il était fasciné par leur attitude hiératique, leur allure, la façon dont leur peau sublimait le fushia, le jaune éclatant ou le vert profond. C’est comme si Saint Laurent s’était emparé du noir du peintre Pierre Soulage pour illuminer la mode tout entière. »
Pour avoir grandi en Afrique du Nord dans un contexte privilégié, il en avait cultivé un attachement sincère qui avait fait de lui un précurseur. Chez Saint-Laurent, la peau noire contrastait avec des vêtements de couleurs vives, et, en miroir, il plaçait des smokings noirs sur des femmes blanches. Sa démarche était d’abord esthétique.
« Pierre Bergé y ajoutait une dimension politique. Un engagement social qu'il manifestera durant toute sa vie, soutenant entre autres S.O.S Racisme, Touche pas à mon pote ... »
… et que la politique délivre l’esthétique
Suite à ces premières prises de position fortes de la part de rares couturiers français, il faudra encore attendre vingt ans pour voir des mannequins Noirs, Naomi Campbell à 15 ans pour le ELLE britannique parmi les premières, en couverture de magazine. Avec une étape sociologique décisive au début des années 2000 : l'élection de Barack Obama, et l'influence de Michelle sur la société américaine. Valy Bax a constaté un clivage : « quand Obama a été élu, quelque chose s'est déclenché dans la mode. Ca a réconforté beaucoup de directeurs financiers et de créateurs. »
Un constat partagé par Serge Carreira, spécialiste dans le domaine du luxe et maître de conférences à Sciences Po Paris : « L'année 2008 a marqué un changement important dans l'industrie de la mode avec le numéro «All Black» de Vogue Italia. Un parti pris en rupture avec les normes de beauté traditionnelles caucasiennes dans les magazines de mode. Cependant, certains ont critiqué ce qu'ils appelaient une « initiative opportuniste ».
L'enjeu n'était pourtant pas seulement de promouvoir une diversité de visages, mais de mettre en œuvre une vision de la culture noire postcoloniale et non occidentalisée. Car il y a toujours une ambiguïté à évoquer des références à la culture noire. Cela peut être vu comme un hommage, comme la campagne Gucci «Soul Scene» inspirée par la contre-culture Northern Soul des États-Unis et des années 60, mais cela peut aussi être interprété comme une appropriation culturelle caricaturant les stéréotypes, à l'instar de Marc Jacobs coiffant ses modèles de dreadlocks lors de son show PE2017 ».
Une patiente normalisation
Pour Serge Carreira, la vision actuelle est double : « au départ, l'enjeu était de présence et de représentation dans les médias et sur les podiums. Ce n'est que dans les années 2000 qu'on a pu exprimer la beauté intrinsèque d'un physique, plutôt que son origine.
La nouvelle génération de créateurs a grandi dans un contexte où la représentation avait déjà évolué. Simon Porte Jacquemus, Jonathan Anderson, Olivier Rousteing ou Marine Serre incluent spontanément la diversité sans faire référence au «vieux» système de stéréotypes. Leurs références de beauté sont beaucoup plus variées que jamais. Et les réseaux sociaux accélèrent le processus. Des images différentes mènent à une normalisation. »
On s'en doute, cette évolution est aussi alimentée par des contingences économiques. Valy Bax souligne que « l'Asie, par exemple, représente un marché de plus en plus important. Et il faut être conscient que derrière les créateurs, il y a des directeurs commerciaux ».
Une ouverture qui se répercute sur les requêtes des marques auprès des agences de mannequins. Carine Caillieret dirige IMM à Bruxelles, dont le board de beautés ethniques est très développé, depuis toujours : « depuis quelques années, nous assistons à un boum des demandes pour des mannequins Asiatiques. Mais elles sont soit en Asie, soit à New York, beaucoup plus rarement en Europe. Nous sommes à la recherche de ce types de beautés . »
Action / réaction
Mais la progression se fait en dents de scie. Donald Potard déplore : « globalement dans la mode, depuis 10 ans, on est revenus aux grandes blondes Scandinaves, ultra-minces. Ce sont hélas actuellement les critères normés d'une certaine perception du « sublime ». Observez bien les catwalks : c'est à peine si on voit encore des brunes ! »
Serge Carreira nuance : « la mode est un reflet de la société, elle répercute l'air du temps, globalement progressiste, avec des épiphénomènes de crispation. L'élection de Trump a sans doute provoqué un recul de la représentation des Noirs dans certains médias, mais a également suscité un mouvement en réaction ».
Les marques américaines Pyer Moss et Telfar par exemple, ont opté récemment pour un casting entièrement Black. Le très observé Virgil Abloh a de son coté choisi, pour son premier show chez Vuitton, de ne faire défiler que des Noirs en ouverture de la présentation.
Carine Caillieret se souvient que « lorsque Leïla Nda a commencé sa carrière il y a quatre ans, elle était une des seules mannequins Noires. Puis les saisons suivantes, on a vu beaucoup plus de beautés ethniques. On est tous d'accord qu'il n'y a pas assez de Blacks, de Métisses, d'Asiatiques sur les podiums, mais dans les campagnes, les pubs les vidéos, les supports numériques ou papiers, la demande augmente régulièrement. Il faut proposer, cultiver l'imaginaire des clients : souvent, ce n'est pas qui ne veulent pas, c'est qu'ils n'y pensent pas. »
“Then will I swear beauty herself is black” Shakespeare, Sonnet 132
Récemment, Naomi Campbell rappelait : « Nous ne sommes pas une tendance ». Pas plus que la normalisation, en mouvement, de tous les types de beautés. Blacks, Blanches, Beurs, ou intérieures.
Fashion week : la presse anglo-saxonne ne s’est pas laissée Trumper
Dans la fracture idéologique manichéenne qui agite les Etats-Unis, chaque message caché dans une taille cintrée ou une cuisse dévoilée a donné prétexte à des interprétations Outre-Atlantique : fin septembre, le Hollywood Reporter estimait qu’on pouvait lire, « sur les courbes de certains modèles, un rappel de la bataille politique menée contre les corps des femmes qui a atteint la semaine dernière le Sénat américain avec le témoignage de Christine Blasey Ford. » Le même Hollywood Reporter se demandait : « Hedi Slimane est-il le Donald Trump de la mode ? »
Car la première collection de Slimane pour Celine a été abondamment commenté sur un ton plus philosophique que fashionistique : le GQ britannique dénonçait « une horrible tactique de la terre brûlée pour les femmes qui voulaient juste porter quelque chose qui ne soit pas dégradant ».
Le Guardian estimait que « Phoebe Philo était remarquable parce qu'elle n'assimilait pas le pouvoir d'une femme à sa sexualité », et le Financial Times pointait un show « célébrant un monde super mince, adolescent et presque exclusivement blanc ». Dis-moi, Céline ?