L’étoile montante du cinéma américain impressionne Hollywood par son franc-parler et son refus du compromis. Et ça paie : ce petit bout de femme de 22 ans flirte avec la grandeur.
Plaire à Hollywood n’est pas la priorité numéro un de Sasha Lane… Sans doute parce qu’Hollywood est venu à elle et non l’inverse. « Je me fie à mon instinct », déclare-t-elle. « Peu importe l’argent qu’on me fait miroiter, l’importance du rôle ou le fun de la fête. Je ne me laisse pas marcher sur les pieds. Quand on m’a demandé si j’allais changer de coiffure, j’ai répondu : “No way !” Pour quoi faire ? », dit-elle en montrant ses dreadlocks. La star de « American Honey » – le film d’Andrea Arnold qui a remporté le prix du Jury en 2016 à Cannes – était une étudiante en psycho de 19 ans sans aucune expérience du métier d’actrice quand la réalisatrice l’a repérée sur une plage de Floride, en plein Spring Break.
Un mois plus tard, elle squattait la tête d’affiche aux côtés de Shia LaBeouf dans ce film réaliste montrant une jeunesse paumée qui vend des magazines en faisant du porte-à-porte. Une performance convaincante et acclamée par la critique. Dans le flou total sur son avenir il y a trois ans, elle est aujourd’hui l’une des actrices les plus demandées de sa génération aux States.
La preuve : ses grosses sorties cinéma comme le film indépendant « Hearts Beat Loud » et le blockbuster « Hellboy ». Elle est aussi le visage de nombreuses campagnes fashion et compte Chloë Grace Moretz et Riley Keough parmi ses « best friends ». On dirait bien que Sasha Lane est en train de vivre le rêve hollywoodien.
Mais pas question pour elle d’accepter des rôles au hasard. Sasha reste prudente et son « screening » est efficace. Elle sait pertinemment qu’à l’époque des #MeToo et #OscarsSoWhite, les projets ont plus besoin d’elle que l’inverse. « Parmi les rôles qu’on me propose, certains sont taillés sur mesure pour une personne de peau blanche. Or, ma mère est maorie et originaire de Nouvelle-Zélande, tandis que mon père est noir. J’ai grandi dans un milieu “black”. On m’offre ce genre de rôle pour inclure une personne de couleur au casting tout en comptant sur ma pigmentation suffisamment claire pour que les Blancs ne se sentent pas exclus. Et même si je suis ravie de représenter les gens, je refuse qu’on m’utilise comme un pion », explique-t-elle.
L’interview se déroule dans un café de l’Echo Park au cœur de l’Eastside de Los Angeles. Sasha porte une tenue discrète et décontractée en accord avec l’environnement et sa personnalité : un pantalon de survêt pattes d’eph noir, un coupe-vent de seconde main bleu canard, des chaussettes à motif licornes et une paire de Nike. Après « American Honey », elle s’est installée dans ce quartier, entre autres parce que la plupart de ses amis y habitent.
« Quand les gens me voient, leur stress retombe. Ils arrêtent de se forcer »
Son amie, l’actrice (et petite-fille d’Elvis Presley) Riley Keough, a scellé leur amitié en l’invitant au défilé Dior Couture à Paris pendant le tournage de « American Honey » durant l’été 2015. « On était devenues inséparables. Du coup, je l’ai accompagnée et j’ai regardé le show assise sur ses genoux. » C’était la toute première fois que cette Texane d’origine quittait le pays de l’Oncle Sam. « Je me souviens d’être allée à un cocktail, perchée sur des hauts talons. Je n’arrêtais pas de me répéter que c’était ridicule. Et puis “fuck”, je les ai enlevés et je me suis installée sur un canapé pour fumer une clope. En passant devant moi, une invitée m’a lâché : “Je donnerais n’importe quoi pour faire comme vous, là, tout de suite.” À ce moment-là, j’ai compris que ces people coincés n’avaient pas trop le choix. J’ai accompagné Riley à un dîner où j’ai passé mon temps à piquer le pain des invités. Voilà le résumé de ma première fashion week», commente-t-elle tout en allumant une Camel Blue. « C’est là que je me suis demandé : qu’est-ce que je fais ? »
Avec ses longs dreadlocks et nombreux tatouages, Sasha n’est pas très grande et a toute la grâce d’une ballerine. Ses yeux de biche et sa lèvre supérieure joliment ourlée crèvent la réalité et l’écran. Sans parler de son visage super expressif. Elle a un pouvoir apaisant et relaxant sur son entourage, aussi bien sur les plateaux des shootings que dans les salles de conférence. « Quand ils me voient, leur stress retombe. Ils arrêtent de se forcer », dit-elle avec son accent américain chantant. L’industrie de la mode a accueilli à bras ouverts son attitude intrépide, comme en témoigne son palmarès : égérie de Louis Vuitton, participation à Coach Class 2018, présence en « front row » au défilé Fendi en compagnie de Chloë et d’un fervent admirateur de la marque, en couverture de « Wonderland », « Dazed » et « Teen Vogue » et invitée vedette du Met Gala. « C’est cool qu’une dreadeuse tatouée comme moi puisse porter et se sentir bien dans ce style de vêtements. Du coup, d’autres femmes peuvent s’identifier à moi et faire de même, tout en restant fidèles à ce qu’elles sont. » Pas étonnant que sa personnalité et son authenticité attirent le monde de la mode comme un aimant.
Si Sacha se connaît si bien, c’est en raison de son enfance. Une période de sa vie qui lui colle à la peau. Ses parents se sont séparés à sa naissance et elle a passé ses premières années à déménager d’un bout à l’autre du Texas. Elle a appris très tôt à vivre avec un budget serré. Sasha reconnaît s’être retrouvée dans Star, son personnage dans « American Honey ». Ce film n’a pas été évident sur le plan psychologique. « Je m’y suis un peu perdue. J’étais incapable de faire la différence entre Star et moi. Je puisais chaque émotion du film dans mon propre vécu. Moi aussi j’ai subi des agressions sexuelles, j’ai eu des relations passionnelles complètement dingues et je suis l’enfant sur qui personne n’avait misé. »
Le père de Sasha, qui habite toujours à Houston et dont elle est très proche, a quitté la salle pendant la projection du film. « Il ne m’a jamais dit pourquoi. Je pense qu’il n’avait pas besoin d’en voir plus pour être fier de moi. Mais aussi que les scènes de sexe étaient juste trop difficiles à gérer pour lui. »
« Je suis bipolaire et plus ma vie est intense, plus les choses se bousculent dans ma tête »
Elle aborde les sujets tabous avec une telle candeur qu’on se sent effectivement zen en sa présence. Un petit tour sur son Instagram suffit pour être frappé par son honnêteté et sa vulnérabilité – par comparaison à ses pairs – quand elle évoque l’industrie, son dégoût pour la superficialité et sa vie personnelle. Elle parle ouvertement de son combat contre la maladie mentale : « Je suis bipolaire et plus ma vie est intense, plus les choses se bousculent dans ma tête. Pas évident d’ignorer les voix qu’on entend quand on essaie de réciter son texte... Mais je ne suis pas la seule à mener ce combat. Je veux que les gens sachent que malgré mes sacs de luxe et mes voyages autour du monde, je suis HS un jour sur deux. » Pour se sentir mieux, Sasha s’adonne à la peinture. Un hobby qu’elle a découvert pendant le tournage en Bulgarie du reboot de « Hellboy ». Elle se réfugie aussi dans l’écriture, la musique et la weed. Mais c’est auprès de Sergio, son grand frère et colocataire, qu’elle trouve son plus grand réconfort. Ils partagent un petit cocon familial à Los Angeles. « Je ne suis pas une hyperactive, j’essaie d’être aussi cool que possible », explique-t-elle en décrivant une routine quotidienne qui consiste principalement à traîner à la maison, danser sur du reggae dans le salon et évoluer dans un cercle de musiciens et de créatifs. Après le succès de « American Honey », Sasha redoutait les rôles qu’on pourrait lui proposer. Ses choix reflètent son intérêt pour des réalisateurs qui respectent la version crue et intégrale d’une histoire.
Au début de cette année, elle était au Sundance Film Festival avec « Hearts Beat Loud », un film qui raconte l’histoire d’un duo père/fille qui écrit des chansons et dans lequel elle incarne le coup de cœur de Kiersey Clemons. Elle y présentait aussi « The Miseducation of Cameron Post », de Desiree Akhavan, qui a remporté le Grand Prix du jury. Dans ce drame, elle donne la réplique à son amie Chloë et interprète une ado, Jane Fonda, dans un camp chrétien où l’on « rééduque » les jeunes homosexuels des années nonante. Sasha, qui a entretenu des relations romantiques avec les deux sexes, a senti tout le poids de ce film. « Le tournage s’est déroulé pendant l’investiture [de Donald Trump], d’où mon sentiment d’avoir fait quelque chose qui compte. »
L’année prochaine, la notoriété de Sasha risque fort d’être boostée par la sortie de « Hellboy », réalisé par Neil Marshall – son tout premier blockbuster à gros budget. Elle y prête ses traits à Alice Monaghan, la petite amie du super-héros qui développe des pouvoirs magiques après avoir été enlevée par des fées. Un battage médiatique qui ne semble pas impressionner Sasha, qui persiste et signe : « Je ne fais que suivre mon instinct. »