Mais cette quête absolue du bonheur ne vient pas de nulle part. C’est vers la fin des années 90 que la « psychologie positive » s’est répandue. Un produit made in USA, forcément. Le concept ? Chacun peut réinventer sa vie et atteindre le meilleur de lui-même en adoptant un regard plus positif sur soi et sur le monde environnant. Easy peasy. A grand renfort de financements nord-américains, la psychologie positive a vite été considérée comme une science. Et ses apôtres se sont multipliés comme des petits pains. Mais qui dit science dit vérité incontestable : l’idée ne peut pas être réfutée, ce qui est évidemment bien pratique… Le problème avec ce mode de pensée c’est qu’il est ultra culpabilisant. Derrière le message « tout le monde peut être heureux, il suffit de le vouloir », on entend surtout « c’est un peu de votre faute si vous n’y arrivez pas, fallait bosser les gars ». « Aujourd’hui, chacun est responsable de son bien-être et chacun s’arme comme il peut pour trouver sa voix, son équilibre », explique Pascal Minotte. « Mais l’injonction au bonheur, c’est sympa quand tout va bien. Dans le cas contraire, ça peut amplifier certaines détresses ».
Ce que dénoncent aussi Eva Illouz et Edgar Cabanas dans leur livre, c’est la vision très individualiste que promeut la psychologie positive. Si être heureux est une question de volonté personnelle et de perfectionnement de soi, pourquoi s’engager et se préoccuper des autres ? Martin Seligman, l’un des gurus du mouvement, a même établi une « happiness formula ». D’après le psy, le bonheur dépendrait à 90% de facteurs individuels et psychologiques (la génétique compterait pour 50%, nos actions et pensées pour 40%). Les circonstances de vie et les facteurs extérieurs, eux, ne seraient responsables que pour dix malheureux pour cent. « Ce qui est dit ici, c’est que les forces sociales, les biais culturels, les structures politiques ou encore la distribution du pouvoir ne sont pas importants. Chacun peut créer son propre bonheur en travaillant sur soi, en faisant des thérapies, en achetant des livres… », explique Edgar Cabanas. « Si on suit ce raisonnement, cela ne sert à rien de vouloir améliorer la société. A quoi bon se battre pour une éducation de qualité, une répartition plus juste des richesses ou de meilleures conditions de travail ? » Dans leur livre, les auteurs critiquent d’ailleurs les « indices » mis en place par les politiques pour quantifier le bonheur de la population. Pour eux, cela sert surtout à détourner notre attention d’indicateurs socio-économiques plus problématiques : les inégalités de genre, la corruption, la ségrégation sociale, le taux de chômage… Don’t worry, be happy.