Alors qu’il est l’un des mots les plus galvaudés dans les conversations sur le féminisme, l’«empowerment » est souvent plus un argument marketing qu’une véritable source d’émancipation pour les femmes. Analyse de la situation pour ne plus tomber dans le panneau.
Il y a 25 ans, j’enseignais la théorie féministe à l’université d’Oxford. À l’époque, elle était incarnée par Judith Butler qui, dans ses ouvrages les plus célèbres, affirmait que seule la performance déterminait le genre et la sexualité, ainsi que l’homme et la femme en tant qu’entités biologiques, ce qui était en quelque sorte le cas. Le langage alambiqué dans lequel notre héroïne défendait cette idée nous faisait perdre notre latin. Nous ressentions à la fois de l’inquiétude et de l’émotion.
En 2019, de plus en plus de marques vendent avec leurs produits des messages supposés « empowerisant » qui ciblent souvent la gent féminine. Et alors que le « femvertising » (feminism + advertising) n’a rien de nouveau, des leçons sur l’« empowerment » des femmes nous sont dispensées des quatre coins du consumérisme. Prenons l’exemple de la récente campagne Tour de Force de Santander : un « circuit historico-touristique à vélo axé sur des figures féminines inspirantes pour encourager davantage de femmes à travailler dans le secteur bancaire ». Oui, vous avez bien lu ! Nous avons ensuite eu droit à la fureur de la bière pour femmes Pink IPA, lancée à l’occasion de la Journée internationale des femmes par la brasserie écossaise BrewDog et destinée à braquer les projecteurs sur l’écart salarial entre hommes et femmes, mais fortement critiquée car considérée comme un artifice marketing. En ma qualité de journaliste, je reçois jusqu’à 900 mails par jour dont un grand nombre se retranchent derrière l’empowerment pour vanter le tout dernier produit capillaire ou l’ultime barre protéinée.
Mais la lutte pour l’égalité ne repose-t-elle pas sur des questions plus cruciales que le sexe de votre Speculoos ou la couleur de votre bouteille de bière ? Ces exemples ne sont-ils pas révélateurs de ce qu’on pourrait appeler le « fauxpowerment », ou la surenchère dans la vente aux femmes d’un empowerment aussi fallacieux que banal ? Car le mot « empowerment » est devenu l’un des plus utilisés – et des plus galvaudés – dans les conversations sur le féminisme au point d’affaiblir et de saper la cause elle-même. Brandir ce mot pour tout et n’importe quoi, de l’accouchement au détergent en passant par le fitness et le chocolat, c’est le dépouiller de toute signification alors que le pouvoir réel reste tragiquement hors de portée des femmes.
D’où vient l’omniprésence de ce mot ? Il est apparu pour la première fois dans les années 70 en Occident anglophone en relation avec les communautés noires américaines. Les féministes ont commencé à l’utiliser dans les années 80 et 90 pour faire référence aux changements en cours dans le monde en développement. Au tournant du siècle, les magazines féminins se sont de plus en plus appropriés ce terme pour soutenir leur lectorat, suivis par les Spice Girls en championnes du prétendu « girl power » . Ensuite, la diffusion sur HBO de « Sex and The City » en 1998 a semé la confusion entre empowerment et consommation ostentatoire. « Hey, toi l’accro aux chaussures de luxe , clame le message commercial, prouve ton indépendance en devenant l’esclave d’une carte de crédit. » En plus de passer d’une sorte d’expérience collective à une montée en puissance individuelle, l’empowerment s’est dès lors aussi clairement positionné dans le royaume du portefeuille (de créateur) qui cultive l’amalgame entre consumérisme et autonomie des femmes. En 2003, le site web satirique The Onion affichait en gros titre « Les femmes ont acquis leur autonomie par leurs actes » (comprenez : par leurs achats).
Les géants du commerce ont rapidement compris l’intérêt d’exploiter l’idée de la liberté des femmes comme un bien de consommation, un phénomène qui a même dépassé le buzz de l’argent rose (de la communauté gay). It-bag, it-restaurant, it-shoes... Tous ces articles tendance qu’on nous vendait n’était rien d’autre que de l’empowerment, parce qu’on le valait bien. Alors qu’elle semblait avoir mis des bâtons dans les roues du féminisme de consommation, la crise financière mondiale de 2007-2008 a eu pour effet de le plonger dans la clandestinité.
Au sortir de la crise, le phénomène ne se cantonnait plus aux produits de luxe mais était devenu un instrument de marketing accessible à tous. À l’heure actuelle, on peut vendre n’importe quoi avec l’étiquette empowerment, des leggings à la lingerie, des programmes Weight Watchers au vin, des serviettes hygiéniques aux fesses de Kim Kardashian. Comme le fait remarquer Laura Bates, fondatrice du site Everyday Sexism Project : « C’est frustrant de voir qu’on essaie de nous vendre l’idée qu’il suffirait que les femmes achètent le shampoing ou T-shirt parfait pour résoudre le problème de la discrimination et de l’exploitation institutionnalisées. »
Cela ne signifie pas que les organisations et les entreprises ne peuvent pas scander des messages féministes porteurs de sens, « mais elles doivent joindre le geste à la parole si elles veulent convaincre », déclare Laura Bates. « Il n’y a rien d’honorable à accoler des slogans féministes sur vos produits si la haute direction de votre société est aux mains d’hommes, ou si vous payez moins bien vos collaboratrices que leurs homologues masculins. » Cette attitude contradictoire – entre véritable engagement féministe et tentative d’emboîter le pas au féminisme – est le nœud du problème. Kate Bosomworth, directrice générale du marketing chez M&C Saatchi, affirme que l’explosion actuelle du fauxpowerment a été inspirée par une poignée de tentatives sincères d’entreprises de s’engager en faveur des femmes. « En 2004, la campagne Dove a été la première du genre », raconte-t-elle. « S’ensuivirent le Shine Strong de Pantene, le This Girl Can de Sport England et le Like a girl d’Always en 2014. » En plus d’être déstabilisantes, ces campagnes induisaient une remise en question et faisaient trembler les normes. « Toutefois, les actions similaires n’ont pas toujours fait preuve de la même authenticité. Tout comme nous, ces campagnes devraient se concentrer sur le moyen de résoudre les problèmes, d’aider la cause et de faire éclater une vérité longtemps occultée. Il ne s’agit pas seulement de mettre les femmes au cœur de leurs publicités, les consommateurs ne sont pas dupes et ont vite fait de mesurer la sincérité des organisations. »
On épingle comme mauvais élève Virgin et sa publicité qui met en scène une mère et sa fille parlant de sport féminin devant un iPad. « C’était une très belle pub, mais en cette décennie de sensibilisation, Virgin aurait dû se demander à quel point sa marque est synonyme de diversité et réfléchir à la place accordée au sport féminin sur ses chaînes et dans ses investissements. Les entreprises lancent des paroles en l’air à leurs risques et périls. » Ce sont précisément ces déclarations gratuites sur l’empowerment qui le banalisent : d’une imitation de la campagne Dove dont beaucoup ont repris l’idée que notre embonpoint est synonyme d’émancipation, aux grands classiques hollywoodiens ciblant les hommes comme « Ghostbusters » et « Wonder Woman ». Et nous voilà aux prises avec un monde qui nous présente des petites culottes, des cures anti-rosacée et du vin rosé censés nous apporter une bonne dose d’empowerment, un pouvoir qu’on peut acquérir à condition de ne pas être « pauvre ». Traitez-moi de trouble-fête si vous voulez, mais n’est-ce pas là le comble du sordide alors que les véritables domaines dans lesquels les femmes aspirent à l’empowerment sont entre autres le droit de vote, l’égalité salariale, les droits parentaux, le droit à l’avortement, le mariage forcé, la mutilation génitale et le viol comme arme de guerre ? Qui plus est, la notion selon laquelle l’acquisition de pouvoir peut être réduite à une simple boisson rose n’est-elle pas digne d’une Marie-Antoinette à l’heure où le coureur de jupons en chef occupe la Maison-Blanche ?
Dans ce monde saturé de fauxpowerment, nous devons distinguer le vrai du faux. Je me suis acheté un badge marrant sur lequel il est inscrit « féministe ». L’humour et le ludique font aussi partie du féminisme. Mais en ce moment précis, nous avons davantage besoin d’actions, de progrès et de droits que de babioles et surtout d’attitudes de façade. Sam Smathers, directeur général de la Fawcett Society, m’a dit : « Je ne suis pas quelqu’un de coincé : doter ce message d’une dimension amusante offre aussi une valeur ajoutée. Nous vendons de superbes T-shirts aux slogans féministes et ils stimulent la parole. Cependant, à défaut d’avoir quelque chose de mieux ou de plus clair à raconter, on tombe dans le concept de l’empowerment. Ce dernier donne l’illusion que les femmes passent de l’impuissance à la puissance, alors que le véritable défi est de reconnaître son propre pouvoir et ensuite les structures et les barrières destinées à l’amoindrir. Ce sont ces barrières auxquelles on doit s’attaquer : ne pas changer l’individu mais plutôt le système dans lequel il évolue. »
Comme l’affirme Naomi Alderman, dont le roman « Le Pouvoir » a été primé » : « Les filles, les produits, c’est bien. Mais ils ne vaudront jamais un travail profond sur votre confiance en vous. La certitude que vous pouvez compter sur toute une communauté de femmes et la réalisation dans votre for intérieur, quand vous vous sentez mal dans votre peau, que ce n’est pas votre faute mais que des forces sociétales font tout pour vous plonger dans cet état n’ont pas de prix. Apprécier les produits, pourquoi pas ? Mais faites aussi le job. » Bien envoyé !
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