Sororité, combats et coups d’éclat. Notre journaliste, Juliette Debruxelles revient sur le destin de femmes qui ont changé la face du monde... Qui était Alice Sapritch ?
«Avant, j’étais moche, ma vie était un enfer. Je l’ai rencontré et il a tout changé : Jex Four. D’une main, je vaporise. Ça m’amuse. Un coup d’éponge, c’est propre. Jex Four, il agit à fond. C’est chouette la vie ! » Dans cette pub des eighties pour un produit nettoyant, l’actrice la plus injustement raillée de l’histoire du cinéma français apparaît gantée de doré. Voix de velours et élégance exagérée, elle vend son image de pas-belle-qui-assume. Ça met mal à l’aise et pas seulement parce que la totalité des clichés sexistes s’y retrouvent.
Dingue de penser que cette femme au visage affirmé pourrait être aujourd’hui une référence en matière de style et d’attitude, de singularité et d’esprit décalé. Une personnalité comme ça dans les mains d’Instagram aurait complètement déchiré l’écran. Elle aurait pu être une Kardashian (elle aussi était d’origine arménienne), mais en mieux et en plus élégant.
La petite fille issue d’une famille pas top aurait dû devenir une icône. Même avec un papa qui aimait le clinquant et claquait ses sous derrière le dos de maman. Même avec le souvenir d’un exil de Turquie vers Bruxelles et Paris.
Elle n’était pas assez lisse, pas assez malléable, pas assez corvéable. Mais assez intéressante et sculpturale, cependant, pour devenir modèle de grands artistes, puis intégrer le Cours Simon, le Conservatoire, endosser des rôles classiques et encaisser les premières claques à propos de son physique.
Une vie comme un roman, avec un sale type pour premier amour (Robert Brasillach, écrivain d’extrême droite fusillé en 1945), puis, heureusement, un gars bien pour lui tendre la main : l’avocat Guillaume Hanoteau. Il est à ses côtés quand elle enchaîne les belles collaborations, mais sans que soit illuminé son nom. On la voit avec Robert Hossein, Gérard Oury, Jean Cocteau, François Truffaut… On sent que le succès n’est jamais très loin, mais pourtant rien ne vient. Elle a bientôt 50 balais et pas de premiers rôles sur lesquels s’appuyer…
Puis, tout à coup, ça y est ! En 1971, alors qu’elle a 55 ans, elle est enfin consacrée ! Le prix à payer : passer les seventies à jouer les cinglées aux côtés de partenaires tyranniques et trop burnés (Louis De Funès, Yves Montand…) dans des nanars aux noms improbables (« L’histoire très bonne et très joyeuse de Colinot trousse-chemise », « Le plumard en folie », « L’événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune », « Le Führer en folie »… Le bout).
Dans les émissions de variétés de l’époque, elle est une bonne cliente. Un personnage de mangeuse d’hommes, affamée, sirupeuse, enrubannée et bijoutée comme une Castafiore que les « comiques » adorent imiter et ridiculiser. On la présente allongée, alanguie, clope à la main. On ne peut s’empêcher de penser à chenille d’ « Alice au pays des merveilles ». Au début, elle se marre, en rajoute une couche. Son dedans est aussi humble et sage que l’extérieur brille. Puis ça commence à la gonfler.
Elle explique lors d’une interview télévisée que tant que la moquerie à son égard était artisanale, elle trouvait encore ça sympa. Mais que là, c’est devenu industriel et qu’elle ne peut pas laisser passer ça. Elle parle de Thierry Le Luron (le fanfaron de l’époque, l’imitateur en chef) qui fait des gags sur son physique. Devant deux journalistes et quelques soutiens, elle a besoin d’expliquer qu’elle fait son métier avec sérieux, qu’elle n’aime pas qu’on se serve d’elle, menace à mot couvert de balancer quelques dossiers si on continue à la singer. Elle évoque la possibilité de porter plainte si ça devait continuer. On sent la femme blessée.
Le type dit dans un sketch qu’avec toute la peau qu’elle s’était fait lifter, on pourrait faire des sacs à main. Elle est choquée, précise qu’en plus, elle n’a jamais été opérée. Elle a la classe de ne pas avoir l’air de se justifier. Mais pourtant, elle le fait.
Le Botox n’existe pas, la chirurgie esthétique de ce temps-là est synonyme de boucherie ou de cata, elle a donc naturellement l’air d’avoir l’âge qu’elle a. Et apparemment, c’est très très marrant de se moquer de ça.
Dans les archives de l’INA, on trouve des entretiens dans lesquels elle fait face à des présentateurs goguenards qui lui posent des questions absurdes. Par exemple, alors qu’elle s’apprête à partir en tournée sur le continent africain, Bouvard lui demande, avec un sourire à la con et une condescendance de compet’, si « le public de couleur connaît Sapritch ».
Du gros foutage de gueule comme à peu près tout ce qui se fait en ce temps-là. On parle d’une époque ou les personnes de peau noire étaient présentées comme des sauvages avec des os dans le nez et les femmes comme des putes qui l’avaient bien cherché (le viol, la baffe...). Et ça ne faisait sourciller personne. Alors, traiter une femme de plus de 60 ans comme une vieille nympho périmée, qui ça allait inquiéter ?
Sapritch, on la voit défendre son bout de gras, expliquer qu’elle n’est pas seulement cette actrice de cinéma aux rôles potaches, qu’elle a aussi une carrière dramatique. Qu’elle a fait, fait et fera d’autre chose qu’un strip-tease ridicule dans « La folie des grandeurs ». Et c’est vrai : c’est une actrice encensée, un monstre d’intensité. Et carrière faisant, c’est curieusement à la télé qu’on lui propose des personnages taillés à la hauteur de son immense talent (« L’affaire Marie Besnard », en 1986, fait tout oublier de ces anciens navets). Une grande dame dans un tout petit écran.
Mais Alice fait de mauvais choix. On ne sait pas pourquoi, sans doute tiraillée entre tout arrêter pour ne se consacrer qu’à des projets à sa mesure, ou continuer à alimenter sa popularité. Tomber dans l’oubli ou continuer à être harcelée par des fans qui la sollicitent sans cesse.
Elle fait le grand écart, joue fort et chante n’importe quoi. On lui colle dans la bouche un morceau : « Slowez-moi », classé aujourd’hui dans les plus grands bides des charts français. Pourtant le texte n’est pas mauvais. « Hooo ! Chéri, chéri ! Je me sens slowe ce soir. Si tu viens jouer à mon loto. J’improviserai sur ton saxslow. Au fond de moi, tout n’est qu’envie. Fais-moi craquer au slow du lit. Chéri, chéri ! hummmm ! Je me sens slowe ce soir. Chéri, chéri ! J’ai le sang slow ce soir ». Et là pareil : mauvais endroit, mauvais moment.
Trop tôt pour être comprise par un public qui s’amuse et qui rit. La chanson serait reprise par Angèle cet été qu’on crierait au génie. Mais quand c’est une dame mure qui susurre, on ne voit qu’une vieille actrice too much qui ferait bien d’arrêter le tabac pour éclaircir sa voix… C’est donc en déesse déjà âgée qu’elle est et restera figée. Mais la justice est passée : Alice Sapritch est notre actrice démodée préférée.