La question du jour : la mode, ça se démode ?

Publié le 18 mars 2019 par Elisabeth Clauss
La question du jour : la mode, ça se démode ?

En tout cas, ça se recycle. A chaque nouvelle saison, on ne parle plus tant des innovations, que du « retour » de l’une ou l’autre tendance. La nouveauté se résume-t-elle à un éternel recommencement ? Commençons par le dénouement.

Actuellement, ce sont les années 90. En gros, depuis le boom des jeans tailles hautes et des manches chauve-souris, il s’est passé une génération. Parallèlement, au début des nineties, on ne jurait que par le come-back des années hippies, jean Cimarron orange et lunettes rondes à la John Lennon. Pourtant, au milieu de tant de bons sentiments fleuris, on a réussi à faire émerger le grunge, tandis que le punk, sa version cuir et anarchiste, n’en a jamais fini de faire des émules, y compris chez les très jeunes. Les anciens ke-pons, aujourd’hui sémillants sexagénaires aux lobes percés mais au costard ajusté, doivent se croire encore sous drugs and rock’n’roll (pour le sex, ça ne nous regarde pas), lorsqu’ils voient passer, presque en 2020, des gamins à la crête bien laquée.

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Nostalgie bien ordonnée commence en fashion week

Même les revivals s’enrichissent des codes de la modernité. Les pattes d’éph’ d’aujourd’hui ne sont pas des copies littérales des modèles seventies, ils ont changé de noms – question de flare - de coupes et de proportions. On pourrait considérer qu’on ne réinventera plus la jupe, et qu’après soixante ans de prêt-à-porter, quelques réinterprétations sont inévitables. Mais derrière chaque plébiscite de tendance vintage, s’exprime d’abord un questionnement sociétal. Laurent Dombrowicz, journaliste, styliste et consultant, décrypte l’évolution de la mode, de son avant-garde à ses turpitudes marketées. Observateur des tendances émergentes/récurrentes, il porte un regard nuancé sur leurs cycles, rappelant qu’ils sont multiples et concomitants : « il existe évidemment des cycles dans la mode, mais il faut distinguer les courts des longs, comme pour les machines à laver. Les cycles longs, qui durent 20 à 25 ans - soit une génération - sont les plus naturels.

 

 

Par exemple, la collection Versace Tribute PE2018, réédition presque à l’identique des modèles iconiques des collections de 1991 à 1995, ou la réédition de la collection grunge pour Perry Ellis de Marc Jacobs en 1992, ont un sens générationnel, malgré leur style très différent ». Baroque-glam’ d’un côté, provoquant jusqu’au scandale, de l’autre. Mais pour Laurent Dombrowicz, « il y a une légitimité à faire redécouvrir 25 ans plus tard le point de vue fort de collections qui, de surcroît, avaient déjà eu beaucoup de succès ». Des rappels d’héritages qui émaillent toute l’Histoire de la mode contemporaine et d’autant plus suivis, qu’ils font référence à des mouvements idéalisés par les générations qui ont suivi.

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Des cycles qui témoignent des aspirations de l’époque

 

Balmain SS19 / Photo Etienne Tordoire

 

Outre les grands clichés historiques – voir les ultra-épaulettes pour l’été prochain chez Balmain qui continue d’assimiler les assertives années 80 pour les moderniser, les executive women ayant abandonné les brushings survoltés ou les nuques rasées – la mode fait tourner ses propres cycles. Sonja Noël a fondé Stijl il y a trente-cinq ans, première boutique de créateurs belges à Bruxelles, dans la rue Dansaert qui allait devenir le cœur de l’Ecole belge en matière de mode. Elle a vu défiler plusieurs générations de créateurs, et les tendances se succéder en se marchant parfois sur les pieds. Selon son analyse, la mode avancerait comme les coups de pédales d’un vélo : quand une tendance est en haut, une autre redescend, et alternativement. « Par exemple, quand tout le monde veut du sportswear, les marques couture restent momentanément dans l’ombre. Puis on revient à une envie de tayloring, et des maisons comme Tim Van Steenbergen ou Dries Van Noten, qui proposent des pièces plus construites, reviennent sur le devant de la scène.

 

Dries van Noten SS19 - Photo Etienne Tordoir

 

De même, chez Y/Project avec ses coupes singulières et expérimentales, ce sont les modèles avec une touche couture qui fonctionnent le mieux. Prenons le noir : des maisons comme Ann Demeulemeester, avec ses superpositions et ses partis pris noir et blanc, ont eu un immense succès pendant très longtemps. Maintenant, on veut de la couleur, mais je sais que ses coupes parfaites vont revenir, et que sur le long terme, c’est cette rigueur qui l’emportera ».

 

Y/Project SS19 / Photo Etienne Tordoir

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La mode se lave aussi en cycles courts

Pour Laurent Dombrowicz, certaines tendances sont intrinsèquement destinées à ne durer qu’un temps, « comme les baskets XXL ultra brandées. D’autres mouvements, comme les années 80, méritent en revanche de multiples relectures. » Pour illustrer les tendances versatiles, le journaliste cite notamment « l’idée du total look, qui serait à bannir ». Dans l’émission de Cristina Cordula, le mix streetwear / sac de marque est systématiquement présenté comme le comble de la modernité. « Alors que c’est très premier degré. Sur les podiums au contraire, on fait tout matcher, des vêtements au maquillage jusqu’à la coiffure, comme Lady Gaga dont les cheveux étaient assortis à la robe lilas aux Golden Globes.

 

Photo by Frazer Harrison/Getty Images

 

Le fait est que la « vérité » est relative, et qu’elle n’arrive pas pour tout le monde en même temps. Les cycles de la mode s’accélèrent et se multiplient, et il faut voir la tendance comme un plan de ville : là où il y a plusieurs croisements, des regroupements, on tient une tendance actuelle. Un grand boulevard, c’est comparable à mode « à l’ancienne » comme le new-look de Christian Dior. Et puisqu’on n’a jamais autant eu accès à l’info en temps réel, chacun doit faire son propre tri. » La tendance serait donc tout simplement, à l’éducation.

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Les modes se suivent, mais ne se ressemblent pas complètement

Ce qui vaut pour le monde, vaut pour la mode. Sonja Noël constate qu’ « il n’y a plus de saisons. Aujourd’hui, on achète encore des vêtements d’hiver en février, et on est moins excité par les nouveautés de l’été, qui sont pourtant déjà en magasin. » C’est la réaction naturelle des consommateurs face au système de production de la mode qui s’est emballé, avec des cycles internes irrationnels. Alors que les collections se téléscopent entre elles, revenir à des valeurs sûres représente un réflexe plutôt sain. C’est le cycle des souvenirs, réinterprétés aux critères de la mode contemporaine. Ce printemps, Vilebrequin, marque française de maillots de bain haut de gamme, née et imprégnée de l’esprit tropézien des seventies, lance sa première ligne de prêt-à-porter, des jeans masculins.

Roland Herlory, CEO, cherchait une pièce intemporelle pour se raccrocher à l’identité historique de la marque : « le cool et la liberté, toutes les valeurs qu’on symbolise. Nous lançons donc notre première capsule inspirée des années hippies, avec des combinaison de pilote ou de mécano - chacun y projette ce qui lui fait du bien - des pattes d’éléphant, un blouson court en jean, un short. Les tenues qu’emportait mon père quand on voyageait à Saint-Tropez. » Une façon aussi de s’inscrire dans le cycle durable des pièces de qualité, à l’ADN lié à la douceur et à l’humour de vivre. Suivant la même intention, une capsule d’intemporels féminins sortira en 2020.

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Esquiver la sensation de « déjà-vu »

Inutile de conserver méticuleusement nos vêtements fétiches en espérant les ressortir dans quinze ans : la tendance les aura re(mode)lés. A moins qu’il ne s’agisse de pièces créateurs, auquel cas on parle « d’archives ». Si les cycles de la mode motivés par les mouvements sociologiques sont intéressants et invitent à se questionner sur l’évolution – ou non – d’une époque, la nostalgie des années 40, 60 ou 80 en dit long sur les aspirations d’une génération qui n’était pas née. Les cycles ultra-rapides induits par une consommation déraisonnée ne peuvent nous mener qu’à un seul type de cycle : l’essorage. Raison de plus, s’il en fallait une, de se concentrer sur les belles matières, les finitions soignées, les coupes fortes. Pour boucler la boucle.