Comment on fait pour gagner sa vie quand on est artiste en Belgique et qu’on ne s’appelle pas Angèle, Wim Delvoye, François Damiens ou Anne Teresa De Keersmaeker ? Le statut d’artiste représente-il une solution viable ? Et puis d’abord, de quoi s’agit-il ? On vous explique.
En fait, commençons par ce constat, qui à lui seul pourrait servir de définition du «surréalisme à la belge» : vous avez sans doute déjà entendu parler de ce fameux statut d’artiste lors de l’une ou l’autre cérémonie culturelle diffusée à la télé (aux Magritte par exemple), sauf qu’en fait… il n’existe pas à proprement parler. Ben non. C’est un leurre. Une exception à la règle de fonctionnement des indemnités de chômage. Autrement dit, un ensemble de mesures qui permettent d’offrir une certaine protection aux artistes, entre autres par le biais d’un maintien protégé au chômage. Bref, si l’artiste obtient ce statut, c’est qu’il est reconnu comme chômeur. Autant dire qu’il y a du pain sur la planche pour changer de paradigme et faire évoluer les mentalités… Surtout du côté de l’Onem et des institutions, régulièrement accusés, par les artistes eux-mêmes, de mener une «chasse aux sorcières» absurde et contre-productive. Tu parles d’un bazar.
Un salaire pas comme les autres
Ok, il n’y a donc pas de statut d’artiste en Belgique. Chaque artiste doit dès lors, a priori, s’intégrer dans l’un des trois statuts sociaux existants (salarié, indépendant ou fonctionnaire)… Sauf qu’aucun de ces trois statuts ne prend en compte les spécificités du travail artistique (par exemple l’irrégularité des revenus, l’intermittence, les contrats de (très) courte durée, la diversité des employeurs, les périodes non rémunérées de préparation, de répétition, d’écriture…). Tu parles d’un vide juridique ! Après, on s’étonne qu’il s’agit d’un secteur précaire… So quid ? On en revient à ce statut qui n’en est donc pas un, soit un certain nombre de dérogations prévues par le législateur dans le but, justement, de tenir compte de ces spécificités. Pourquoi faire simple ?
L’une de ces dérogations, c’est l’article 1 bis, qui permet aux artistes d’être salariés même s’ils n’ont pas signé un contrat de travail « à la durée », mais au cachet. Ils passent alors par des coopératives de type Smart, qui leur offrent, elles, un contrat de travail dit « artistique » : c’est Smart qui accomplit dès lors pour eux toutes les tâches administratives et qui assume le rôle d’employeur vis-à-vis des administrations.
Les frais pour l’utilisation des services de Smart représentent 6,5% des montants facturés aux clients (hors taxes). En outre, l’utilisation des services est conditionnée à la souscription d’une part sociale annuelle d’une valeur de 30€. Ce pourcentage est le même pour tous les utilisateurs, il sert bien évidemment à assurer le fonctionnement de la structure mais surtout à financer une série de services tout à fait uniques dont les principaux sont : un fond de garantie qui permet à Smart de payer le travailleur dans les 7 jours ouvrables, une assurance en cas d’accident du travail étendue à la vie privée, une assistance juridique et l’accompagnement des conseillers. Le travailleur devient, le temps de sa prestation, employé de Smart. A ce titre il ouvre une série de droits, en contrepartie Smart doit, comme tout employeur, prélever sur le salaire des cotisations sociales et un précompte professionnel. Ces montants sont donc prélevés à la source sur la prestation du travailleur et reversés à l’administration.
J’aurais voulu être un…
Seul hic : pour pouvoir bénéficier de ce régime particulier et de ces allocations de chômage, il faut évidemment être capable de prouver qu’on est bien un artiste… C’est là que commence le vrai parcours du combattant. «Pour obtenir le statut d’artiste auprès de l’Onem, on doit justifier 156 jours de prestations artistiques sur 18 mois ! C’est presque mission impossible.» Clara Roelandts est musicienne classique et régisseuse, et comme la plupart des artistes qui viennent de sortir des études, elle se demande où elle va aller les chercher, ces 156 jours… Il y a bien la fameuse «règle du cachet», qui facilite un peu la tâche : elle offre en effet aux artistes l’avantage de pouvoir transformer leur salaire total brut gagné en nombre de jours fictifs de travail (selon une règle de calcul un peu compliquée). Traduction : ça permet de transformer un salaire en jours, et donc d’arriver plus vite aux fatidiques 156. Sauf que c’est hypercontraignant, comme tout le reste d’ailleurs : «On finit par devoir remplir plein de tâches administratives au lieu de faire ce pour quoi on a demandé ce statut…» C’est-à-dire créer, écrire, monter un spectacle, faire un film, jouer de la musique, etc. La belle affaire.
C’est quand que tu feras un vrai métier ?
Bon. Admettons que le statut soit dans la poche. Que l’artiste ait réussi à prouver le caractère artistique de ses prestations, de son activité principale. Bravo. Il n’empêche que pour l’Onem, l’artiste reste un chômeur, puisqu’il bénéficie des allocations de chômage… «Alors que ce statut est censé nous protéger !», ironise Clara. «On est sans cesse contrôlé, alors qu’on travaille !» Prenons le cas David Murgia, comédien reconnu, meilleur espoir masculin aux Magritte en 2013 : cette année-là, alors qu’il cartonne à Avignon avec son spectacle «Discours à la nation» (prix du public et Meilleur spectacle au Festival Off), il reçoit une convocation de l’Onem pour «mauvais comportement de recherche d’emploi»… «Heureusement, blague-t-il, j’ai l’incommensurable chance d’être sous contrat de travail pour mes représentations à Avignon, c’est un langage qu’ils comprendront mieux.» Et de préciser à qui veut bien l’entendre (allô, Actiris ?) qu’«on n’est pas de méchants types ou de méchantes nanas, qu’on n’est ni des roublards ni des cafards…» Juste des artistes, oui. Et dieu sait s’ils sont essentiels au maintien de la démocratie, par leur vision du Monde et de la société.
Et le Magritte du meilleur profiteur est attribué à…
Quoi qu’il en soit, ça fait plus de 15 ans (et plus de 3 législatures) que de nombreux acteurs du milieu (dont l’Union des artistes, les collectifs Facir et Conseildead) demandent une révision en profondeur de ce statut, mais comme d’hab’, «on laisse toujours ça aux suivants (dixit Clara), au lieu d’une fois pour toutes prendre le taureau par les cornes». La faute donc aux institutions, aux politiques, aux syndicats, qui préfèrent laisser flou tout ce qui concerne juridiquement ce satané statut, afin de pouvoir continuer à l’interpréter comme bon leur semble…
Selon Pierre Dherte, président de l’Union des artistes en Fédération Wallonie-Bruxelles, il est pourtant indispensable de « résoudre les incohérences » de la législation, d’autant qu’aujourd’hui, «nos artistes sont de plus en plus reconnus en Belgique et à l’étranger, ce qui valorise notre pays». Au lieu de ça, «on les considère toujours comme des profiteurs du système», alors qu’ils «travaillent bien, beaucoup, et qu’ils rapportent de l’argent !» Et de citer l’exemple du réalisateur Guillaume Senez qui a dû «se démerder pour maintenir son statut» alors qu’il vient de gagner cinq Magritte (pour «Nos Batailles», son splendide deuxième film). C’est du belge !
Le bon côté des choses
La chasse aux soi-disant sorcières, cette drôle de règle du cachet, ces 156 jours (qu’il faut en fait comptabiliser dans les 312 de travail à prouver pour toucher le chômage proprement dit, vous suivez ?), sans parler des droits d’auteur et du «régime du cumul» (là on vous passe les détails) ou encore de la nomenclature (alors oui, c’est quoi un « artiste » ? Une «activité artistique» ? Parce que, d’après Pierre Dherte, l’Onem, Actiris, Smart et la Commission paritaire 304 pour les arts de la scène ont chacun leurs propres définitions, «et elles sont toutes les quatre contradictoires»)…
Oui, il y en a, des trucs à revoir ! Mais tout, semble-t-il, n’est pas noir (gros ouf de soulagement). De fait, on a oublié de vous parler d’un aspect essentiel, et plutôt cool, de ce statut d’artiste : sa « non-dégressivité ». En d’autres termes, ce chômage ne diminue jamais : «C’est le seul avantage», précise Christophe Enclin, musicien bien connu de la scène pop-rock liégeoise (Hank Harry, Mauvais, Bandits…). «Et c’est facile de le garder : il suffit chaque année de fournir à l’Onem tes trois derniers contrats, et c’est bon, ça passe.» Et il sait de quoi il parle : ça fait 13 ans qu’il bénéficie du statut… Pour lui, « c’est hyper précieux, mais il faut jouer le jeu à fond. Moi, je suis irréprochable : j’ai toujours noirci ma case et j’ai toujours un contrat de travail qui correspond à cette case… En fait, ce qu’il faut faire, c’est être régulier. Chercher constamment du travail. Si sur papier t’es chômeur, mais que tu bosses 4 jours sur 5, ils te foutront une paix royale ». Si tout n’est pas jojo, il reste donc de l’espoir… Et celui-ci fait vivre : c’est déjà ça de gagné.
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