Tous les mois, Alice Herman et Aurélie Cauchie partagent avec nous leurs découvertes littéraires. Ce mois-ci, on parle de la sélection de livres de celles qui font tourner le monde.
Une éducation
Certaines histoires méritent d’être racontées. Parce qu’elles sont incroyables, parce qu’elles font réfléchir, parce qu’elles indignent, émeuvent, bousculent. L’histoire de Tara Westover est de celles-là. Née dans une famille de mormons aux convictions radicales, elle grandit coupée de tout, au cœur des montagnes de l’Idaho. Pas d’école pour les enfants, encore moins de soins médicaux. Même pas de carte d’identité. Rien. À 16 ans, quand elle s’arrache à sa famille pour se donner une chance, elle ne sait rien du monde. Aujourd’hui, elle est doctorante à Cambridge. Son histoire, qui se dévore, est le récit fou d’une émancipation nécessaire, d’une éducationvitale.
“Une éducation”, Tara Westover, JC Lattès
Une chambre à soi
« Une femme doit avoir de l’argent et une chambre à soi si elle souhaite pouvoir écrire des histoires. » En 1929, quand Virginia Woolf publie cet essai devenu culte, elle s’indigne avec intelligence (et une ironie délicieuse) que les femmes soient souvent, si pas toujours, dépendantes spirituellement et économiquement des hommes. Comment pourraient-elles écrire, créer, travailler si elles n’ont aucune autonomie financière ni même un lieu (calme et loin de l’agitation domestique) pour le faire ? Lire Virginia Woolf est important. Lire ce texte féministe est nécessaire.
« Une chambre à soi », Virginia Woolf, 10|18
Vox
Christina Dalcher, docteure en linguistique et formidable romancière, a commis un roman d’anticipation qui nous ôte les mots de la bouche tant il est glaçant et vraisemblable. Dans une Amérique hypothétique mais plausible, les femmes sont renvoyées à la cuisine, muselées par des bracelets électroniques qui les limitent à cent mots par jour. Un de plus, c’est l’électrocution. Comment s’exprimer, se révolter, vivre et élever ses enfants −les garçons surtout − sans parler, ni lire ni écrire (évidemment, c’est dans le pack) ? Ce qui nous laisse ici sans voix, c’est la subtilité du glissement d’une fiction orwellienne à une réalité qui nous donne envie de hurler. Si vous commencez ce livre, vous ne pourrez plus le fermer. Ni, plus jamais, la fermer. (ec)
« Vox », Christina Dalcher, Èd. NIL.
Travail invisible, portrait d’une lutte féministe inachevée
Si les femmes ont largement intégré le marché de l’emploi (bien que l’égalité n’y soit pas encore parfaite), la question du travail invisible − c’est-à-dire le travail domestique, le soin aux proches, le bénévolat, les stages obligatoires non rémunérés, le travail des femmes immigrées et racisées, le travail invisible d’intégration des femmes immigrantes − n’a pas disparu pour autant. Multipliant les points de vue, cet essai tente de reformuler la question et de « déconstruire l’amalgame entre d’un côté, sphère privée/famille/travail gratuit et, de l’autre, sphère publique/État/ économie de marché/travail rémunéré » et propose des pistes de mobilisation concrètes.
« Travail invisible, portrait d’une lutte féministe inachevée », Camille Robert et Louise Toupin, les Èditions du remue-ménage
Une femme en contre-jour
« Et comme nous aimons les histoires, comme nous vibrons devant les énigmes, les destins brisés, le mystère Maier n’en finit pas de nous interroger. » Nounou de profession, toujours accompagnée de son appareil photo, Vivian Maier est un esprit libre. Curieuse et attentive aux détails qui échappent à l’œil du badaud ordinaire, ses clichés captent un « réel saisi de face, de front, sans embellissement aucun » avec un talent unique. Son œuvre photographique est révélée par hasard après son décès et rencontre un succès fulgurant. Il fallait que la plume de l’auteure puisse être l’écho de cette femme résiliente, solitaire, pudique et discrète, dont on regrette que le travail amateur n’ait pas été vu de son vivant. Biographie romancée, hommage délicat, le texte de Gaëlle Josse est une merveille.
« Une femme en contre-jour », Gaëlle Josse, Noir sur blanc
En vente en librairies.