« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se consomme ». Peut-on encore inverser ce principe de Lavoisier up-gradé à l’époque moderne ? C’est jouable, mais au prix de se secouer l’égologie*.
80 milliards de vêtements sont fabriqués chaque année dans le monde. Les chiffres sont implacables : entre 2000 et 2018, la consommation de textile dans le monde a quasi doublé. En Europe, on porte un moyenne un vêtement 4 fois, avant de l'oublier au fond d'un placard. 30% des vêtements sur lesquels on craque dans le mass market ne seront jamais portés, et selon les chiffres de la COFACE, la production de coton (40% des surfaces cultivables sur Terre) représentait 77 % de la production mondiale de fibres naturelles en 2017, tandis que la production de polyester (70 millions de barils de pétrole par an) a triplé en 20 ans. 70 % des cours d’eaux en Chine sont pollués. Heureusement, les consommateurs commencent à prendre conscience des enjeux écologiques de leur shopping irraisonné, et l’industrie suit, voire précède.
On ne peut pas recycler n’importe quoi
« On constate un léger ralentissement dans la consommation de textile sur Terre. Mais la production reste stable, en 2018, on n’a enregistré « que » 2 % de croissance. Cela signifie que la consommation de vêtements, qui a explosé depuis 10 ans à cause notamment de la Fast Fashion, arrive à un plateau ». Marina Coutelan est en charge du département éco-responsabilité de Première Vision (la plus importante rencontre de producteurs de tissus et ennoblissements au monde). Elle rappelle que de nombreuses démarches sont mises en place autour de la question du recyclage, qui représente une alternative à la production de « neuf », mais que sa mise en application est compliquée si ce recyclage n’est pas opéré par la marque même qui a produit : « pour être efficace, on doit savoir comment les tissus ont été traités en amont ». L’industrie prend en compte la demande des consommateurs, ravivée par les scandales récents des stocks détruits chez Burberry ou chez H&M, et on observe un boom de 30% des matériaux recyclés qui reviennent sur le marché et ce, depuis deux-trois ans.
Conçus pour se biodégrader
Quand on sait que chaque seconde, l’équivalent d’un camion de vêtements est mis à la poubelle sur notre planète, on comprend l’urgence d’anticiper leur destruction, au moment-même de la production des textiles. La marque américaine Naïa produit du tissu à partir de fibres d’eucalyptus et de pin, issus de forêts renouvelables. Ce textile bio (qui a décroché le label Öko-Test), est biodégradable dans l’eau : 90 % des vêtements « se dissolvent » dans l’eau après 56 jours de trempage à 21°. Uniqlo les utilise pour certaines de ses collections. Pour ne rien jeter, avec le bois qui ne sera pas transformé en fibres textiles, la société fait fabriquer des jouets dans un atelier social en Belgique, à Zonnehove (près de Gand).
Wolford de son côté lance sa ligne Aurora, certifiée « Cradle to Cradle® » : on rapporte sous-pulls ou leggings en boutique, pour qu’ils soient transformés en humus et biogaz dans un centre de compostage industriel.
Et quand vraiment on ne peut pas récupérer les fibres ?
On en fait un isolant pour le bâtiment ! Le Relais Métisse, leader européen de l’isolation en coton recyclé, transforme depuis dix ans des vêtements usagés en isolants thermiques et acoustiques. C’est économiquement viable, ultra durable, non-polluant : un exemple d’économie circulaire appliquée au textile, tandis que le projet franco-belge Retex agit activement dans le domaine de la réduction des déchets textiles, par leur recyclage et le développement de modèles économiques alternatifs, pour stimuler l’innovation. Le programme Interreg (France-Wallonie-Flandre) travaille avec la cellule Wallonie Plus Propre à l’optimisation du recyclage via les 4100 bulles à textiles réparties en Wallonie et à Bruxelles, qui permettent de collecter chaque année 27.500 tonnes de textiles (5% sont revendus en seconde main, 55% partent à l’export et 25% sont recyclés en chiffons).
Crées pour être recyclés
Certaines entreprises règlent deux problèmes à la fois : nettoyer, et préserver. Seaqual est une société espagnole, fondée par un ensemble d’industriels actifs depuis cent-vingt ans dans le domaine du textile, qui récupère les déchets plastiques qui dérivent en mers, et les transforme en fibres textiles. Cette marque « ingrédients », en ce sens qu’elle fournit des matières premières à des enseignes connus – en Belgique, à la Maison Gant notamment - a pour objectif premier de nettoyer les océans.
Comme Seaqual a constaté que s’il n’y a pas de valeur sonnante et trébuchante, personne ne s’intéresse un projet, elle a développé un modèle économique vertueux, pour engager les industriels, sensibiliser les consommateurs, et impliquer les autorités. La compagnie agit comme lobbyiste auprès des régions, de la communauté européenne, des villes et des communes.
A l’origine, ce projet local était destiné à soutenir les marins-pêcheurs espagnols, quotidiennement confrontés à la pollution marine, mais il s’est étendu, désormais à l’Afrique, l’Asie et l’Europe. A ce jour, 300 marques reconnues et fabricants de textiles sont affiliés. Leur propos est clair : le « zero waste » n’existe que si l’ensemble des intervenants collabore du début à la fin de la chaîne. Tous les tissus Seaqual possèdent un traceur ADN, qui permet de suivre leur évolution. Leur impact environnemental par rapport à la production de polyester neuf est de -20 % d’eau, -40 % d’énergie, -50 % d’émissions de CO².
En Belgique, la marque de literie BekaertDeslee, l’un des leaders mondiaux en matière de matelas, lance la première matrice de lit (le textile qui recouvre le matelas) en Seaqual. Recycler, c’est bien, mais prévoir la suite, c’est mieux : depuis quatre ans, l’entreprise développe un pôle de recherches pour améliorer le relargage des micros plastiques, y compris au moment du lavage du tissu.
Peut-on produire des vêtements zéro déchets ?
Pour Marina Coutelan, « oui, c’est possible ! Les créateurs issus de la génération des milléniums s’investissent dans ce processus : pour eux, l’éco responsabilité est un prérequis. De nombreux jeunes designers deviennent des génies du patronage, pour limiter les chutes. Quand cet effort est combiné à l’usage de matériaux responsables, on frise le zéro déchets. Mais le problème du milieu de la mode, c’est qu’il est pressé. Or la recherche et le développement prennent du temps. C’est pourquoi on opte souvent pour une alternative traditionnelle, en attendant de voir ».
D’autant que produire propre, ça implique des investissements lourds. C’est donc plus facile à mettre en place pour les jeunes marques, qui n’ont pas encore d’habitudes rodées, ni de fournisseurs attitrés. Ensuite, chacun d’entre nous pèse dans la balance au moment de l’achat…
*Egologie : quand le consommateur réalise que sa propre santé peut être impactée par ses comportements, et que ça l’amène à réfléchir.