Sororité, combats et coups d’éclat. Notre journaliste, Juliette Debruxelles revient sur le destin de femmes qui ont changé la face du monde… Qui était Annemarie Schwarzenbach ?
34 ans, c’est un peu court. 34 ans, c’est un peu con. Surtout quand il s’agit de mourir des suites d’une chute de vélo dans les Alpes suisses, d’arrêter de pédaler alors qu’on a parcouru le monde et affronté bien d’autres dangers.
Annemarie Schwarzenbach, c’est la fille qui, à 26 ans, prend sa bagnole pour filer, seule, en Turquie puis en Syrie pour rejoindre un groupe d’archéologues et rédiger son premier livre (re)connu : « Un hiver au Proche-Orient ». On est alors en 1934 et cette créature diaphane et androgyne bouscule chaque être vivant qu’elle rencontre. Son style en soi est une claque à l’époque : cheveux courts, pantalons larges ceinturés, chemises blanches aux manches retroussées, et cet appareil photo, prêt à capturer tous les moments de vie, toutes les rencontres. Son amie, la photographe Marianne Breslauer (rencontrée lors de son premier voyage en Espagne en tant que journaliste), dira d’elle qu’elle n’est « ni une femme ni un homme, mais un ange, un archange… »
Derrière cette allure et cette apparente candeur, des démons. Plein. Annemarie est dépendante à la morphine. Elle se défonce pour oublier la douleur d’une époque qui marche au pas cadencé vers les heures les plus brunes du XXe siècle. Et puis aussi, Annemarie aime les filles (bien plus tard, elle sera l’amoureuse de la photographe Barbara Hamilton-Wright et de la romancière américaine Carson McCullers).
Pas le moule idéal quand on est née en 1908 dans une famille de la haute bourgeoisie industrielle suisse et qu’on voit sa mère – descendante des Bismarck – se prendre de passion pour – l’alors jeune – Hitler. À Bocken, là où ils habitent, tout le monde les connaît. Ça y va question mondanité, tandis que la petite Annemarie s’ennuie, bordée par une nourrice qui n’a pas le maternage comme première qualité. Elle est seule, elle se tait… Jusqu’à ce qu’elle décide de devenir journaliste et de s’installer à Paris, puis à Berlin, alors qu’elle n’a que 19 ou 20 ans.
En 1930, elle intègre une revue antifasciste avec ses amis Klaus et Erika (les enfants de Thomas Mann, écrivain et prix Nobel de littérature, alors la grosse intellectuelle-star et figure engagée pour la justice et l’éthique), puis publie son premier roman (pas top, selon elle), décroche son doctorat et voyage à gauche, à droite.
Jusqu’à ce que les choses s’accélèrent…
Elle multiplie les cures de désintox dès 1935, n’en peut plus de l’hégémonie de sa mère sur sa vie, a besoin de se libérer de tout. Elle trouve alors un complice : Achille Charac (dit Claude). Ce jeune diplomate français, homosexuel lui aussi, l’épouse pour la photo et l’emmène vivre à Téhéran. Ils font beaucoup parler, beaucoup jaser. D’elle, il dira : « On lisait dans ses yeux le destin douloureux d’un être exalté qui ne peut aimer que dans la souffrance et vivre dans les rêves et les voyages… Ses traits harmonieux se couvraient souvent d’un voile de tristesse, sans qu’on sût exactement la cause de son trouble… »
Elle utilise sa plume pour exprimer, dans ses romans et nouvelles, parfois au masculin, sa passion pour les femmes qui traverseront sa vie.
Lorsqu’elle revient en Europe, en 39, la guerre a éclaté. Ella Maillart, voyageuse, écrivaine et photographe suisse, tout comme elle, l’emmène alors pour un nouveau roadtrip à bord d’une Ford, avec pour objectif de la distraire et de la guérir de ses addictions. Elles traversent la Turquie, l’Iran et arrivent en Afghanistan après d’énormes « bads » et des besoins de drogue de plus en plus insoutenables.
On ne va pas se mentir : Annemarie ne va pas bien. Et même quand elle part pour New York et se prend de passion pour les mouvements syndicaux marquants, sa santé mentale continue de vaciller. Elle vibrera à coups de dépression et d’internements encore un moment.
Un jour, alors qu’elle est à Brazzaville (« Congo belge » à l’époque), on la prend pour une espionne nazie. Un électrochoc insoutenable pour celle qui s’est toujours opposée au fascisme de son époque. Elle rentre en Suisse, s’accorde un moment d’apaisement dans son existence exaltante. Le 7 septembre 1942, elle enfourche son vélo pour une balade, tombe, se blesse à la tête. Elle meurt un peu plus de deux mois plus tard. À 34 ans. C’est un peu court…
À dévorer
Toute son œuvre, pour la plupart rééditée chez Payot.
À regarder
Ses 3.000 photos prises lors de ses voyages et disponibles gratuitement depuis le 75e anniversaire de son décès sur Wikimedia Commons.
À comparer
« La Voie cruelle », le livre d’Ella Maillart relatant l’éprouvant voyage vers l’Afghanistan.
Lire aussi:
Portrait: Linda Eastman-McCartney, icône des végétariens