Quatre mille. C’est le nombre de silhouettes qui défilent désormais, en moyenne, lors de chaque fashion week, rien qu’à Paris. Entre obligation de se démarquer et rôle de miroir social, la mode revendique ses rébellions, mais avec quel impact ?
De plus en plus, la mode qui ne sait plus comment se faire entendre, nous donne à lire des mots : chez Dior, ce sont des slogans féministes depuis plusieurs saisons, chez Viktor & Rolf , des slogans rebelles emballés comme des bonbons dans des robes de bal.
Olivier Saillard, directeur artistique de J.M. Weston et historien, nuance : « le monde est tellement saturé d’images, que le mot est donné à voir et à entendre, comme un élément de mode à part entière. La revendication s’écrit sur les vêtements, car l’image ne parle plus. Dès qu’elle naît, elle tombe dans l’ordinaire. Mais quand la mode prend à son compte des propos insolents, souvent, ça les annihile. L’insolence n’est pas celle que l’on prémédite. Récupérée par le système marchand, elle se vide de son sens. L’insolence doit être une rupture de style ou d’histoire, mais elle ne peut pas être un affichage sur un homme ou une femme sandwich. Le luxe ne peut plus organiser l’insolence, à la rigueur en être le pâle reflet ».
La révolution qui se mord la queue
Donald Potard, spécialiste du secteur du luxe, rappelle que historiquement, la fonction du luxe était subversive : « il doit choquer, et ne peut être consensuel. Le luxe, c'est la transgression. S'il cesse de choquer, il disparaît. » Alors à force de décaler la notion de « précieux », de gommer la différence entre des produits de luxe et de zones commerciales, n’en affaiblit-on pas le propos ? Sous l'égide de Viktor & Rolf, les robes couleurs d'arc en ciel reprennent les codes d'Alice au Pays des Merveilles, et questionnent le message de la mode : est-il ce que l'on montre, ou ce que l'on dit ? Lors du dernier défilé haute couture printemps/été, des princesses aux épaules exacerbées, glissées dans des kilomètres de froufrous divins peut-être, mais à la pose indolente pour souligner cette posture insolente, clashaient deux univers : celui des robes à crinolines poussées à leurs superpositions extrêmes - les mannequins devaient entrer sur la scène de la Gaîté Lyrique de profil, assistées de couturiers de l'atelier pour lisser leurs tulles empilés - et celui des messages de tee-shirts à ados.
La mode doit-elle parler ?
Tout l’intérêt de cette collection se concentrait sur leur plexus, où des slogans rappelant des punchlines de réseaux sociaux scandaient "Sorry I'm late, I didn't want to come", le paradoxal "Less is More" écrit en caractères de Chupa-Chups sur une robe de soirée savoureusement excessive, ou réclamaient la paix dans le monde. Au-delà des sourires approbateurs, cette série de coups de gueules interrogeait la place de la subversion dans la Couture. Lors de l’émergence du punk déjà, le mouvement avait été instantanément rattrapé par le marketing. Les premières crêtes étaient à peine gominées que jusqu’à Neuilly, on portait des épingles à nourrices en or à l’oreille.
Preuve en tout cas que la mode rassemble : Olivier Saillard analyse que « depuis le début des années 2000, l’idée de la communauté revient en force, avec ses risques et ses périls. Les gens ont compris qu’ils ne peuvent plus s’isoler devant leur télé ou dans leur voiture. On crée des communautés virtuelles, religieuses ou sociales, à la recherche d’un effet de solidarité. Avec cette même tentative de rassembler, la mode essaye de revendiquer en mots ou en motifs, ce qu’elle devrait plutôt faire. Quand l’insolence devient officielle, elle perd de sa force. Et l’insolence reprise par la mode ne devrait pas être une friandise à sucer. Surtout quand les mots ne correspondent pas aux vêtements qui portent son message. »
Post-punk is not dead
La marque VETEMENTS, portée par Demna Gvasalia, par ailleurs directeur artistique de Balenciaga, fonde depuis sa création son succès commercial et médiatique sur la matérialisation brute d’un propos radical. Saison après saison, le designer évoque sa jeunesse dans une Géorgie en pleine guerre civile, la violence de la différence – qu’elle s’inscrive dans un contexte politique ou dans une orientation sexuelle – et détourne des codes familiers, les imprimés fleuris des robes de nos grands-mères, les uniformes de pompiers ou les logos DHL de ses débuts, pour être sûr de capter notre attention sur ce qu’il dénonce avec ironie. Pour autant, VETEMENTS vend. Beaucoup. Et rassemble justement une communauté aussi engagée, que fan de mode underground élitiste.
A propos de sa nouvelle collection automne/hiver qui décline un thème « antisocial », et dont le motif récurrent est le symbole inversé des anarchistes, Demna Gvasalia explique qu’au départ, il s’agissait d’un graffiti dessiné sur la porte de leur ancien studio parisien : « nous avons fini par le recouvrir car il effrayait les livreurs ! Ce show incarne parfaitement le ton de la marque aujourd’hui. Avec ces graphismes, nous interpellons les notions de branding et de groupes ».
Le défilé s’ouvrait sur un avertissement imprimé sur un look stevejobsien : jean et col roulé noir. Le slogan « Warning: what you are about to see will disturb you. There is a dark side to humanity the censors won’t let you see, but we will. View it at your own risk. » Le directeur artistique revendique ce territoire subversif comme le sien, pour que VETEMENTS aille encore plus loin, notamment en détournant des logos : Coke Zero devient « cocaïne » en araméen, un « happy vegan taco » véhicule sa réflexion personnelle sur le monde, tandis que « Missing President » parle de ses préoccupations politiques. Demna a également exploré les paradoxes du darknet (« en vrai, nous avons accès seulement à 20% de la toile, il y a toute une partie que vous ne connaissez pas »), et anticipé à sa manière les remous sociaux à venir. « En fait, nous avions déjà notre version du gilet jaune dans la collection, avant-même le début des contestations à Paris. Mais je les comprends. Ca devait arriver, le monde a besoin de changements. Il s’agit de la fracture entre les pauvres et les riches. La troisième guerre mondiale ».
Outre les considérations socio-politiques d’actualité, la collection aborde les classiques de la rébellion. Demna décode : « nous nous sommes demandé : qu'est-ce que le punk, qu'est-ce que le grunge? A quoi répondent ces références de nos jours ? Les punks d’aujourd’hui sont des geeks. Les gens comme ceux-là changent nos vies. Ce sont eux maintenant, les vrais punks ».
Alors, l’insolence en un mot ?
Que reste-t-il à donner comme coup de pied dans la fourmilière de la mode, et quelle doit être la hauteur des talons ? Pour Olivier Saillard, la véritable insolence maintenant, ce serait de « vendre des vêtements de luxe à bas prix. Car on fonctionne dans un système qui est tellement autocentré, qu’il en oublie les questions essentielles. Distribuer le haut de gamme aux prix du commun, entraînerait le même type de subversion que dans le milieu de l’art, si on vendait des toiles de maîtres à un euro symbolique. Aujourd’hui, la différence est devenue un uniforme. Chacun veut se distinguer à tout prix, quel que soit son contexte socioculturel. La seule chose encore qui ne soit pas différente, c’est le corps. Alors, je dirais que l’insolence moderne, ce serait d’être naturel. De s’émanciper de toutes ces règles de conformisme, véhiculées par Internet. »
La révolution à venir ? Elle se fera sans images : « puisque la tendance est au déchiré, au taché, au dévoyé, l’insolence serait de revenir au classicisme. Surtout que souvent, la mode confond insolence et arrogance. L’arrogance, c’est l’impérialisme. L’insolence, c’est la liberté, et aujourd’hui, c’est aussi d’être cultivé. Dans le futur, j’espère que les nouvelles matières à penser seront sur le fond, et non plus sur la forme. La mode est le deuxième plus grand pollueur au monde. Le luxe et l’industrie du vêtement ont un rendez-vous à prendre avec leur conscience. Ça, ce serait bien insolent. Et les prochaines générations ne seront plus « insolentes », elles seront « responsables » ».