Sororité, combats et coups d’éclat. Notre journaliste, Juliette Debruxelles revient sur le destin de femmes qui ont changé la face du monde... Qui était Niki de Saint Phalle ?
Elle prend son fusil, met en joue et tire. Recharge et tire. Sur des sculptures, des objets collés sur un support, sur des figures politiques, sur des symboles, sur des flacons de shampoing, des bouteilles d’encre, des tomates, des œufs, tous recouverts de blanc, elle tire sur des ballons de peinture qui coulent et éclaboussent, et fait tout péter. La « Calamity Jane de l’art » appelle ça « Les Tirs ». Logique.
Elle organise des « statements », comme cette performance collective à l’ambassade des States à Paris, le 20 juin 1960 où Robert Rauschenberg peint pendant qu’elle met en place un tableau-cible auquel Jasper Johns colle des fleurs tandis que Jean Tinguely expose une machine à strip-tease et que David Tudor joue du piano dos au public. Ça va, sinon ?
On est au début des années soixante, quand, pour la première fois, cette femme aux yeux précocement pochés devient une artiste connue par ici (elle l’était déjà ailleurs et notamment aux États-Unis). La télé la filme et son expression de la violence des temps devient une référence. C’est « la nouvelle avant-garde » comme le dit la presse et elle entre dans le mouvement des Nouveaux Réalistes, avec Yves Klein, César, Christo... Elle est belle et étrange, trop élégante pour les beaufs de l’époque qui – jusque dans le milieu de l’art qui se prend au sérieux – lui reprochent son activité passée de mannequin, ses apparitions dans « Vogue » ou dans la presse généraliste.
Pourtant, Niki reste une dingue qui n’en a vraiment rien à battre des convenances et des frontières. C’est à l’hôpital psychiatrique qu’elle commence à peindre, alors qu’elle est internée pour une grave dépression (son père l’a violée alors qu’elle avait 11 ans, elle ne le révélera que 40 ans plus tard dans un livre :« Mon secret »). Elle a alors 22 ans, nous sommes en 1953 et la mode, à l’époque, c’est de « soigner les maladies mentales et nerveuses » avec des électrochocs (au lieu de demander des comptes à papa). Elle laisse des bouts de mémoire dans la brutalité du traitement. « J’ai commencé à peindre chez les fous… J’y ai découvert l’univers sombre de la folie et sa guérison, j’y ai appris à traduire en peinture mes sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie. »
Trois ans plus tard, en voyage à Barcelone avec son premier mari (le poète Harry Mathews, épousé alors qu’elle avait 18 ans et avec qui elle aura deux enfants), elle découvre Gaudi. Et c’est parti !
Catherine Marie-Agnès Fal de Saint-Phalle va devenir l’être libre et incernable que l’on connaît. Malgré la diversité et l’engagement de son art, on continue pourtant à systématiquement l’associer à ses « Nanas » : des grosses dames dansantes multicolores qu’on trouve dans les collections d’art des villes du monde entier, mais qui pourraient tout aussi bien rivaliser de bon goût avec Desigual, tant on a bouffé de copies, de miniaturisations et d’objets déco de carterie. Pour entrer dans son intimité artistique et mesurer sa puissance méthaphorique, faut aller voir son Jardin des Tarots – financé par ses fonds propres et dressé comme un mirage dans un paysage sec de Toscane. Un univers totalement barré, inspiré des arcanes divinatoires, où se succèdent des sculptures et « habitations » monumentales tout en mosaïques over colorées et morceaux de miroir qui finissent par troubler. Des choses à voir partout, des choses à lire si on en a le goût (trouver ces petits carreaux de ciment sur lesquels sont notées des déclarations d’amour fait monter les larmes). On y est comme dans un parc d’attractions sans attractions et il y fait crevant de chaud. Alors, avec Jean Tinguely (son artiste suisse de « mari » depuis 1971), ils y ont fait couler de l’eau. Des bassins, des jets, des fontaines qui miroitent encore plus et donnent encore plus chaud et en mettent plein les yeux et donnent envie de rester, de perler de sueur pour devenir brillante à son tour. Comme par contagion. La liberté de Niki de Saint Phalle, la force de son amour et de sa démesure s’évaluent vraiment ici. Dans sa « maison » (en vrai, une grande impératrice aux formes douces dans laquelle on pénètre pour découvrir des pièces tout arrondies – comme dans les « Maison Bulle » d’Antti Lovag – et couvertes, là aussi, de mosaïques et de morceaux de miroirs brisés), aucun sens sinon celui de l’esthétique. C’est là qu’elle a vécu durant les travaux, entre 1979 et 1993. En Californie, à Escondido, elle érige le Queen Califia’s Magical Circle, sur le même principe : une succession d’œuvres comme un jardin à visiter, entre représentation de la Reine Califia, chevauchant un aigle, totems, monstres labyrinthiques et mur de serpents.
Mais Niki n’est pas seulement une solitaire écrasée par des chantiers pharaoniques : c’est aussi une engagée. Pour l’égalité des droits des Noirs américains, la libération des femmes du patriarcat, l’aide aux malades du Sida (elle a illustré un livre, réalisé un docu avec son fils sur le sujet…).
Elle réalise la série de sculptures « Black Heroes », dès 1998, mettant en scène Joséphine Baker, Miles Davis, Michael Jordan (exposée devant le National Museum of Women in Arts, à Washington), ou Louis Amstrong.
Son art finira par tuer celle qu’il faisait respirer : ses poumons, détruits par les poussières de polyester qu’elle travaillait pour ses sculptures, la lâchent en 2002, à l’hôpital de San Diego, en Californie, après des années d’insuffisance respiratoire et d’agonie.
Et Niki brille.
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