Décalée, sublime, décomplexante, engagée. Cette fille qui prône l’acceptation de l’hypernormalité ne présente que des qualités…

Voici la liste non exhaustive des petits plats que j’ai partagés avec Jameela Jamil : bacon, baguette, salades en tout genre (d’œufs, de poulet, de fruits), omelette, pommes cuites, riz au lait avec purée de mangue. Le pique-nique, c’était son idée. Elle avait d’ailleurs prévu de s’occuper des courses jusqu’à ce qu’elle se rende compte que choisir pour une autre était une mauvaise idée. Nous avions convenu de nous retrouver devant l’Erewhon Market de Los Angeles, mais alors que je venais d’arriver avec une couverture et deux coussins tout doux, j’ai reçu un texto me demandant de rejoindre à l’intérieur celle qui portait un sweat à motif cheeseburger.

Impossible de rater Jameela Jamil (32 ans), même sans ce hamburger garni de fromage dégoulinant. Premièrement, pour ses jolies courbes et sa grande taille qui doit avoisiner les deux mètres avec sa coupe de cheveux et ses bottines compensées. Deuxièmement, pour son personnage de Tahani Al-Jamil, une mondaine philanthrope dans la série « The Good Place » réalisée par Michael Schur qui cartonne sur Netflix. Elle se revendique – pour reprendre ses termes dévalorisants – comme une « personne grossière, dégoûtante et décevante » dans la vraie vie, mais l’écart entre ses déclarations et la réalité a tout d’une dissonance cognitive. En vrai, elle est d’une gentillesse déconcertante. C’est aussi une avocate qui se bat pour balayer les clichés de la beauté alors qu’elle est sublime. Pas facile de pique-niquer le samedi matin en plein cœur de L.A. mais l’effort s’avère payant quand on atteint le Pan Pacific Park où s’ébattent chiens, enfants et groupes en pleine Zumba. Un des endroits préférés de Jameela Jamil. Elle apprécie le lâcher-prise de tous ces gens. En revanche, elle hait les insectes. Jameela Jamil a tellement horreur de tout ce qui vole qu’elle a été heurtée par une voiture en essayant de fuir des abeilles. Ça lui est même arrivé deux fois. Ted Danson, son partenaire dans la série, confirme qu’elle a l’art de se mettre en danger : « On évite de se tenir trop près d’elle car elle vous jetterait sous un bus pour échapper à une abeille. »

MILITANTE ENGAGÉE

Jameela Jamil avait 17 ans la première fois qu’une voiture l’a renversée. L’accident a endommagé sa colonne vertébrale au point qu’elle ignorait si elle remarcherait un jour. Du coup, elle a pratiqué le binge-watching au lit. Une fois rétablie, un homme rencontré dans un pub lui suggère de passer une audition pour la présentation d’un show télévisé. Elle y va sans se faire d’illusions et en ressort avec un rôle. La journée, elle continue alors à enseigner l’anglais à des étudiants étrangers jusqu’à ce que sa notoriété grandissante ne lui fasse envisager une autre piste. « Ça a été une période très bizarre pour tout le monde », confie-t-elle. Des années plus tard, son asthme empire et on lui prescrit des stéroïdes. « Les stéroïdes vous font engloutir des tonnes de nourriture », déplore-t-elle. « J’ai dû avaler ces trucs pendant plusieurs mois et j’ingurgitais tout ce qui passait, car je n’étais jamais rassasiée. » Résultat : elle prend près de 35 kilos et se fait « incendier par les médias », pour rependre son expression. Certains lui suggèrent de signer un contrat avec une société de produits amincissants. Au lieu de ça, elle a fait un saut au Parlement du Royaume-Uni.

« J’ai parlé des mots et des messages publiés dans la presse à scandale, du traitement réservé aux femmes et de l’impact sur moi », se souvient-elle. Son activisme la mène à collaborer avec la marque de vêtements Simply Be sur une collection au nom évocateur de Burger-friendly. Après avoir vu une photo des sœurs Kardashian et Jenner avec mention de leur poids, Jameela Jamil lance le mouvement « I Weigh » (Je pèse) sur les réseaux sociaux. « Voilà comment on apprend aux femmes à se valoriser : en kilos. Lamentable », écrit-elle dans ses stories sur Instagram. Elle poste un selfie et liste tout ce à quoi elle accorde du poids comme « des amis formidables » et « aimer son job » en ajoutant : « Je m’aime malgré TOUT ce que les médias m’ont appris à détester en moi. »

Jameela Jamil

Crédit: Andrew Eccles/NBC/NBCU – Getty Images

Jameela Jamil a grandi à Londres tout en faisant de courts séjours au Pakistan et en Espagne. Son père indien et sa mère pakistanaise ne formaient pas un ménage heureux, raconte-t-elle. « J’ai eu une enfance plutôt solitaire et il m’a fallu pas mal de temps pour me mêler aux autres. » Grâce à une bourse, elle a pu intégrer une école privée pour jeunes filles dont elle n’a pas non plus gardé un bon souvenir. « J’étais une enfant bizarre », avoue-t-elle. « J’ai souffert de surdité durant une grande partie de mon enfance et pris l’habitude de fixer les gens pour lire sur leurs lèvres. Quand j’ai retrouvé l’audition (grâce à la chirurgie), j’ai continué tout naturellement à les dévisager. Je ne voyais que du vide en fait. Je suis aussi et j’ai toujours été quelqu’un de trop honnête. » De 14 à 17 ans, Jameela Jamil a souffert d’un trouble alimentaire. « Je n’ai pas mangé un vrai repas pendant trois ans et je n’ai plus eu mes règles », confie-t-elle. « Où est passée mon adolescence ? Qui me l’a volée ? Je n’ai sans doute pas reçu les bons messages de la part des femmes », pointe-t-elle. « Entre une Kate Moss qui déclarait “Nothing tastes as good as skinny feels (Rien n’est aussi bon que de se sentir maigre, NDLR)” et une Renée (Zellweger) qui prenait du poids pour un film puis le perdait pour les Oscars, suscitant des commentaires du genre : « Dieu merci, elle a perdu l’horrible taille 40 qu’elle avait dans le “Journal de Bridget Jones”. (Salve d’applaudissements.) Félicitations, Renée ! » Et comme personne ne critiquait ni ne remettait en cause ce discours, je me disais que c’était la bonne façon de penser. Ces femmes étaient mes modèles. » Jameela Jamil s’est donné pour mission de changer cette mentalité dépassée et son refus de faire retoucher ses photos fait partie de sa stratégie. « J’essaie simplement de m’accepter comme je suis », explique-t-elle. « Les photos retouchées n’ont aucun sens pour moi. On nous a trompées en nous faisant croire qu’arborer un physique plus beau que nature était une bonne chose. C’est une insulte directe en fait : tu n’es pas assez belle, alors on va t’arranger un peu. »

Elle désapprouve aussi cette volonté de voir toutes les femmes faites sur le même moule de la « perfection ». « Le patriarcat tire profit de ce conditionnement des femmes à se laisser accaparer par leur apparence extérieure et à consacrer tout leur argent et tout leur temps à leur obsession de l’esthétique plutôt que de se construire sur leur moi intérieur », poursuit Jameela Jamil. « Nous cautionnons tous ces abus de la part de notre famille, de nos amis, de parfaits inconnus en ligne, de nous-mêmes. » La société trouve une large palette d’hommes attirants, « de Mark Ruffalo en père bedonnant à Adrien Brody, en passant par Leonardo DiCaprio et James Franco », relève Jameela Jamil. Mais « c’est comme si nous, les femmes, devions toutes nous faire refaire le visage pour ressembler à cet objet sexuel du style Angelina Jolie en version ado et nous imposer ces tonnes de maquillage à faire pâlir d’envie la famille Addams. Le résultat est sublime sur une photo à laquelle on ajoute des filtres sur Instagram, mais effrayants dans la réalité. » Je bois ses paroles tout en mâchant alors qu’elle se laisse emporter et finit par assimiler les Kardashian à « des agents doubles qui s’ignorent et servent le patriarcat ».

TOUT D’UNE STAR

En Angleterre, Jameela Jamil a connu la célébrité – et les persécutions de la presse à scandale – des années durant. Elle ne pouvait pas voyager et se sentait coincée. Il y a quelque temps, la peur de souffrir d’un cancer du sein a boosté son envie de changements. Elle a quitté son job à la BBC, largué son boyfriend et mis le cap sur Los Angeles. Même si on lui disait qu’elle était trop vieille, trop grosse et trop ethnique pour réussir à Hollywood, elle savait que c’était le moment où jamais d’aller de l’avant. De plus, elle avait encore quelques années devant elle avant ses 30 ans. Elle séjournait dans un hôtel miteux et passait ses journées dans un restaurant du coin. Elle a alors rencontré un mannequin lingerie serbe qui cherchait une colocataire. Celle-ci l’a aidée à trouver ses repères et à ouvrir un compte bancaire. Le nouvel homme de sa vie, l’auteur-compositeur anglais James Blake, qu’elle ne connaissait que depuis quatre semaines, est passé lui rendre visite et n’est jamais reparti. Un jour, elle s’est trouvée dans une salle de conférence en compagnie de personnalités influentes d’Hollywood qui ont insisté pour qu’elle tente sa chance pour « The Good Place ». La série étant encore un secret d’État et tout ce que Jameela Jamil savait avant l’audition, c’était que Michael Schur cherchait une actrice de son groupe ethnique mais aussi une Anglaise exaspérante. « J’imagine que j’entrais dans ces trois cases », rigole-t-elle. Mais elle n’espérait pas trop, présumant qu’ils verraient en elle une « mauvaise actrice » mais qu’ils la trouveraient suffisamment sympa pour l’engager comme scénariste. Lors de leur première rencontre, Michael Schur a eu du mal à croire qu’elle n’était pas déjà une star. « Elle avait une telle présence et a présenté une audition époustouflante », raconte-t-il. « Le personnage devait avoir l’accent britannique et elle m’a demandé lequel je préférais – celui d’Oxford, d’East London, de West London, de la famille royale, etc. – tout en les imitant avec une précision remarquable. Il semblait incroyable qu’elle n’ait jamais joué avant. » À ce stade, Jameela Jamil avait sans l’ombre d’un doute frappé un grand coup.

https://youtu.be/FaynKNZAKkc

Elle m’assure que la troisième saison de « The Good Place » est la plus drôle. Elle vient aussi de terminer « The New Age of Consent », un documentaire en deux parties pour la BBC et a plusieurs surprises en réserve pour le petit et le grand écran. Elle admet avoir éprouvé des difficultés à savourer pleinement la première saison de « The Good Place ». « C’était une expérience très amusante et très intense, mais j’étais terrifiée », dit-elle. « On a tourné la dernière scène à la fin, ce qui fait qu’on est forcément repartis avec le sentiment que quelque chose se terminait. Tout au long du tournage, je me suis sentie comme engourdie. J’ai remercié tout le monde avec le plus grand calme en me remémorant toutes les petites anecdotes des cinq derniers mois. C’était étrange sachant que j’étais sur le plateau d’Universal qui a accueilli le tournage de “Spartacus” et “Jurassic Park”. En quittant le plateau, j’ai commencé à sangloter sans pouvoir me contrôler durant les 20 minutes de trajet en voiturette de golf qui me séparaient du portail. » C’est à ce moment-là que toutes les pièces du puzzle se sont assemblées. « À 17 ans, un accident de voiture m’a abîmé le dos. Les ados de mon âge étaient à l’université et mon père venait de nous quitter. Je n’avais personne à qui parler et quand je ne dormais pas, je regardais des séries américaines. Réaliser que cette ado – si déprimée qui craignait de ne plus jamais remarcher – jouait aujourd’hui dans une série américaine a eu sur moi l’effet d’un électrochoc. »

LIFE POSITIVISM

Jameela Jamil saisit un riz au lait et y plonge sa cuillère. Nous revenons au sujet du body positivisme, dont se sont emparées selon elle les grandes entreprises et que les femmes qui s’obstinent à parler de leur corps brandissent comme excuse. « Je ne dis pas que c’est mal », nuance-t-elle. « Je veux simplement qu’on parle des femmes au-delà de leur morphologie. » D’où son envie de créer « I Weigh ». « Il ne s’agit pas d’un mouvement body positive mais d’un mouvement life positive », assène-t-elle.

Jameela Jamil reconnaît que des progrès ont été faits, « mais on tente encore de nous ralentir. S’accepter telle qu’on est constitue le meilleur affront qu’on puisse faire à ces détracteurs ». Elle précise directement que cela n’empêche pas de prendre soin de son apparence. « Il m’arrive de me maquiller légèrement et de porter un mini-short et des bottes compensées », explique-t-elle. « Mais cela ne représente qu’un huitième de la femme que je suis. Je ne suis pas de ces actrices qui enfilent de temps en temps des vêtements arborant des messages du style “Je me fiche pas mal de mon look”.  Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais ce n’est qu’une partie émergée de l’iceberg. Aux hommes, on demande d’être suffisamment performants et intelligents pour espérer sortir avec un top-modèle de Victoria’s Secret. Et à nous d’être suffisamment performantes et intelligentes pour ressembler à un top-modèle de Victoria’s Secret. C’est quoi ces conneries ? » Plus elle vieillit, plus Jameela Jamil prend conscience des manœuvres humiliantes visant à empêcher les femmes d’endosser leur pouvoir. « J’ai réalisé que la plupart des choses que je voulais avaient toujours été à ma portée. J’étais juste conditionnée à croire qu’elles ne l’étaient pas. » Son projet de livre, qui n’a pas encore de titre, est un recueil de tout ce qu’on lui a affirmé. « On ne m’a pas dit quand j’étais jeune qu’il fallait que je survive à cette vie mouvementée. Alors je veux être cette voix, dans l’espoir de pouvoir atteindre des femmes et leur rappeler que nous sommes des créatures exceptionnelles aux formes arrondies », lance-t-elle. Le mouvement « Time’s Up » lui a prouvé que des femmes qui joignent leurs forces peuvent faire avancer les choses rapidement. « Il faut juste poursuivre notre combat », conclut-elle. « Nous devons être plus nombreuses à dire : “Vous savez quoi ? Je vais m’aimer.” Nous devons faire en sorte que des femmes scientifiques fassent la une des magazines. Dans un souci de variété, comme pour ces messieurs. Les femmes ont besoin de moins de messages destructeurs et commerciaux, et de plus de messages enrichissants. C’est ainsi que nous nous sentirons bien dans notre peau et que l’égalité des sexes sera une réalité. »

(Traduction: Virginie Dupont)

LIRE AUSSI:

Pourquoi vous allez bientôt afficher votre poids sur Insta?

Top 10 des séries feelgood qui nous donnent le smile