Aussi sensible que sauvage, Chilla est une jeune artiste qui s'impose sans concession dans un paysage musical trop souvent asphyxié par la testostérone. On l'a croisée à la sortie de Mūn, son premier album chargé de pépites, de rythmes entêtants, de collabs qui claquent et d'esprit. Rencontre avec une guerrière.
Sans jouer les caïds, Chilla s'est imposée depuis deux ans parmi les bonhommes aux gros bras du rap français. Respectée pour son flow et ses punchlines, elle a décidé de lâcher prise dans Mūn, un premier album empreint d'introspection, d'authenticité et de maturité. Grâce à ce nouveau projet musical, l'artiste franco-malgache qui embrasse aussi bien le chant que le rap confirme son talent et sa place dans le game. Rencontrée après un show sportif et applaudi aux Ardentes, Chilla nous a parlé de forces et de failles, de féminité et de féminisme, d'argent et de famille. Grand entretien avec une artiste qui a l'intelligence de sa musique.
Comment s'est passé ton concert aux Ardentes ?
C'était la première fois que je défendais mon nouvel album en festival. C'était assez cardio pour moi parce que je n'ai pas encore intégré tous les morceaux sur scène. Il me manquait aussi une formation pianiste donc ça changeait la donne, mais je suis quand même ravie. Et comme d'habitude en Belgique, on a la chance de se produire devant un public bienveillant, à l'écoute, qui turn-up quand il faut et qui verse sa larmichette sur des sons plus émotionnels (rires).
En parlant de ce premier album, Mūn est beaucoup plus introspectif que les titres de ton EP. Tu avais besoin de te livrer ?
Ce n'était pas une volonté par rapport au public, mais une nécessité pour moi. J'ai vu les failles de Karma (EP), j'ai remarqué que je n'étais parfois pas allée assez loin, que je n'avais pas tout déversé. Avec cet album j'ai complètement lâché prise. La notion d'introspection est arrivée parce que j'ai pris l'écriture comme une thérapie. Ça m'a permis de verbaliser des choses et de les régler. C'était un processus très égocentrique, je n'ai pas réfléchi au fait que je me confiais aux gens. Je l'ai fait pour moi. En revanche, j'ai pensé à mon public sur des titres comme "Am Stram gram", "dealer" ou "jungle" . Je les ai ajoutés à l'album parce que certaines personnes m'ont découverte dessus et m'ont ensuite demandé ces titres. Dialoguer avec son public c'est important et ça me permet de les faire participer à mon projet.
Il y a aussi pas mal de chansons d'amour distillées dans cet album. Tu assumes vraiment ce côté romantique ? Sur scène, tu te moquais un peu d'un titre que tu qualifiais de "fragile" avant de l'entamer...
C'était de l'humour, mais c'est vrai que c'est toujours plus facile d'être dans l'autodérision plutôt que parler sérieusement des sujets qui nous rendent sensible. Mais j'avance, il y a deux ans, parler d'amour c'était hors de question , c'était même inenvisageable !
Pourquoi ?
C'était trop intime et j'avais trop de pudeur par rapport à ça. Mais j'ai réussi à trouver un angle qui me permettait d'en parler sans forcément contextualiser. En fait, je n'ai même pas eu le choix. On m'a fait écouter des prod et tout est venu comme ça. J'ai écrit "Pour la vie" et "Solo" en 30 minutes. J'avais besoin de sortir des trucs de ma tête.
Donc la musique c'est d'abord un exutoire ?
Oui, mais il y a aussi une notion d'analyse. Dans "Ego" je dis "J'ai cru bien faire en taisant mes peines, j'les affronte en écoutant mes textes." Il y a beaucoup de choses que j'ai voulu mettre de côté. Mais le fait de les poser sur la table, de verbaliser, d'en parler, ça m'a permis de les régler.
Du coup c'est qui la Chilla que j'ai en face de moi aujourd'hui ?
À l'époque de Karma (EP), j'étais une adolescente qui devenait une adulte, une jeune sur le point de se trouver, mais qui était encore dans une torture de quête identitaire. J'avais peur, j'avais besoin de prouver, j'avais besoin de légitimité pour exister dans le milieu de la musique. La Chilla que tu as en face de toi a eu la chance de trouver son public après une tournée. Ça lui a donné confiance, ça lui a donné le droit d'exister, de toucher des gens et d'accepter les retours sincères. Désormais, je ne suis plus en recherche de légitimité. Je n'ai plus besoin de montrer par A + B que je sais faire des assonances et des allitérations. Maintenant, je suis en quête de sincérité. Je suis plus dans le fond que dans la forme. J'ai surmonté certains complexes, je suis devenue adulte qui assume ses responsabilités et sa sensibilité face à sa lucidité sur le monde. J'ai digéré les déceptions, les échecs et je les ai changés en détermination. Je n'ai donc plus aucun tabou à livrer des morceaux introspectifs.
Plus rien à prouver donc ?
Ça dépend. Je ne me focalise plus sur le regard des autres, j'ai dépassé ce cap. Mais par exemple dans "Oulala" je dis "Les miens avant le biff". Je n'ai plus rien à prouver aux autres, mais j'accomplis une mission et pas que pour ma gueule et mon égo. C'est pour mettre bien les miens. Certes, si demain il y a de l'argent qui tombe c'est cool, mais ma plus grande fierté c'est d'offrir des vacances à ma mère. L'oseille n'a aucun sens si je n'ai pas mes proches à mes côtés.
On ne pouvait pas te rencontrer sans parler de féminisme... L'étiquette de rappeuse féministe, tu l'as vécu comment ?
J'ai eu du mal parce que j'avais l'impression que ça réduisait ma musique à un seul combat. Mais pour moi, le féminisme est une évidence. L'égalité au niveau des races, des statuts sociaux, des sexes... c'est une ÉVIDENCE ! J'écris en fonction de mes humeurs. Quand je suis énervée je vais rapper, quand je suis triste je vais chanter, quand je suis mal je vais le coucher sur papier... Dans mes textes, je me suis donc exprimée en tant que jeune femme face à des aberrations. "Sale chienne" était une réponse aux commentaires haineux qui me sont tombés dessus quand j'ai commencé à être exposée. "Si j'étais un homme" était une réponse à "Sale chienne". J'ai essayé de dire aux mecs "mettez-vous à notre place le temps d'un morceau et essayez de capter ce qu'on peut vivre en tant que femme". Ensuite, "Balance ton porc" c'est une réaction directe au mouvement #metoo. Ces histoires m'ont rendue dingue. Je devais me positionner. Je ne tire pas pour autant une balle dans le pied des mecs. Je ne veux pas les exclure, mais certains ont des comportements inacceptables. Moi en tant que femme de 25 ans, j'ai pu en être témoin et je me devais de les mettre sur la table.
Du coup comment tu gères ton féminisme dans le rap game où des messages parfois très sexistes, misogynes et machistes sont encore véhiculés ?
Un peu de la même manière que lorsque je tombe sur des pubs sexistes et misogynes qui mettent les femmes dans des positions de soumission pour présenter un lave-vaisselle. Cette ambiance est présente partout. Mais dans le rap, c'est plus brut et vulgaire . Je le vis donc au même titre qu'on a jamais eu de présidente à la tête de notre pays ou qu'on déshabille les femmes pour vendre n'importe quoi. Après je fais le tri dans ce que j'écoute. Si j'ai envie d'écouter un titre d'Alkapote pour me taper des barres je le fais parce que j'estime avoir la maturité et le recul nécessaire pour décider de prendre ça au second degré. Mais il y a aussi des artistes que je n'écoute pas parce que je ne cautionne pas leurs discours ou n'aime pas ce qu'ils dégagent.
Dans "Bridget" tu dis que : "Les magazines sont le reflet d'une réalité subjective. C'est pas la Bible". Tu avais une appréhension par rapport à cette interview pour le ELLE ?
Non (rires). Je sais qu'il y a des magazines qui se veulent bienveillants aujourd'hui. Mais quand je parle des magazines, c'est aussi lié à mon expérience. Je suis une gamine des années 90 et pendant des dizaines d'années il n'y a eu qu'un seul et unique modèle de femme véhiculé dans les magazines dont les vôtres. Ma daronne en a encore une tonne chez elle et je peux vous assurer qu'à chaque page que je tournais, je complexais. Heureusement, on est dans une ère où ça change et où la femme avec des formes devient de plus en plus mise en valeur par exemple. Je pense que vous faites aussi partie des moyens qui peuvent et vont faire changer les mentalités. Ça peut nous aider à nous accepter en tant que femme, à nous accomplir et à ne pas nous remettre en question face aux clichés qu’on attend de la femme de voir plus de diversité. Donc le combat continue pour moi comme pour vous (rires).
Yes ! Et en parlant d'avenir, quelle est la suite pour toi ?
Mon album Mûn vient de sortir donc c’est un vrai cap qui a été passé. C’est la fin d’un cycle pour Karma et le début d’un autre du coup je pars en tournée à partir de septembre. Je vais avoir la chance de partager ça avec mon public. Je me languis et je continue de charbonner. Ensuite, ce qui me ferait kiffer, c’est de rajouter un truc un peu plus organique musicalement dans le prochain projet. J'ai envie d'évoluer dans la prod et puis j'ai encore une tonne de choses à apprendre !
Mūn, le premier album de Chilla est disponible sur toutes les plateformes de téléchargement.
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