Sororité, combats et coups d’éclat. Notre journaliste, Juliette Debruxelles revient sur le destin de femmes qui ont changé la face du monde... Qui était Marilyn Chambers ?
Gloria Saunders – interprétée par Marilyn Chambers – est kidnappée et conduite en voiture au North Beach Sex Club. Un lieu de débauche dans lequel, à trois quarts endormie après une « séance de relaxation », elle est livrée à quantité d’actes sexuels sous le regard de spectateurs gras, bilouteux et masqués. Dans une orgie d’anthologie et après diverses exhibitions sur scène, tous se rejoignent pour former l’un des films pornographiques les plus emblématiques des fantasmes de l’époque. Ce viol collectif – évident à nos yeux d’aujourd’hui – semblait échapper aux spectateurs d’alors et finissait toujours, pour la victime, par une forme d’initiation.
Mimiques grotesques, acrobaties à base de balançoires immaculées, maquillages de clown flippants, turgescence, mains boudinées, foison de toisons et éjaculations symbolisées par des giclées de couleurs psychédéliques et de musique. Le truc est aussi glauque que déroutant. Et pourtant…
L’Amérique découvre Marilyn Chambers en même temps que la « pornographie interraciale ». Nous sommes en 1972 et jusqu’ici, personne n’avait osé montrer le sexe pratiqué entre gens de couleurs de peau variées. À travers « Derrière la porte verte », adaptation du roman éponyme, les frères Mitchell osent briser le tabou. Ils engagent l’acteur Johnny Keyes, présenté comme un archétype bien raciste, peintures de guerre sur le visage et collier de dents inclus, pour monter (littéralement) la jeune femme. L’âge d’or du porno est lancé (« Gorge profonde », autre référence du genre, sort la même année).
« Le tournage avait à peine commencé que j’avais les mâchoires paralysées à force de sucer »
Marilyn Chambers, magnifique de candeur et de badasserie, bascule à 20 ans dans une autre carrière que celle dont elle rêvait. Entre petits jobs pas classes, figuration dans des réclames et cours de théâtre, elle décroche un rôle dans « The Owl and the Pussycat », avec Barbra Streisand, puis un autre dans « Together », dans lequel elle doit jouer nue... Elle est déjà lassée par cette existence ponctuée de petits cachets lorsque Jim et Artie Mitchell la castent sans trop lui expliquer par quoi elle devra passer. « Le tournage avait à peine commencé que j’avais les mâchoires paralysées à force de sucer », aurait-elle déclaré.
Au moment où sort le film, son visage de fille de pub est imprimé sur des emballages de savon Ivory Snow, aux côtés d’un bébé hilare. Un hasard de calendrier qui rend les fabricants totalement dingues, allant jusqu’à retirer les produits de la vente pour éviter d’être associés à ce scandale. Parce qu’il y a scandale. Et pas qu’un peu. Les fachos sont tellement choqués qu’ils se mettent à menacer tout le monde, des producteurs aux distributeurs du film. Les bigots, eux, avalent leur chapelet. À l’époque, pas un buzz qui chasse l’autre : ce genre d’infos fait la une des semaines durant. Marilyn n’en fait pas toute une histoire, déjà consciente qu’elle est à la fois sujet et objet de bouleversements. « J’ai perdu mes inhibitions à l’écran, en même temps que les Américains perdaient les leurs… »
En attendant, progrès d’ouverture d’esprit ou pas, elle est au cœur d’un tourbillon et ses parents ne lui parlent plus et la production qui avait coûté 60.000 dollars en rapporte plusieurs millions. Alors tant qu’à tenir le bon bout, elle enchaîne les films X à un rythme qu’elle juge acceptable : une trentaine au total durant toute sa carrière. C’est dans ce filon (on a dit « filon ») qu’elle devient une énorme star. Elle réalise un tube disco au milieu des années 70, « Benihana », dans lequel elle soupire, lâche des « ooohh » et des « ahhhh » et semble jouir à chaque couplet. C’est finalement dans le porno qu’elle est la mieux considérée. Pour la première fois de l’Histoire de ce milieu, une actrice a le droit de choisir ou répudier ses partenaires d’écran et touche un pourcentage des recettes. On parle alors d’une forme de progrès féministe… C’est dire le monde dans lequel on vivait.
Et le « vrai » cinéma ? Ça n’arrive pas. À part lorsque David Cronenberg lui offre un premier rôle dans « Rage » en 1977. Elle est Rose, une jeune femme victime d’un accident de moto qui, grièvement brûlée, est opérée dans une clinique chelou du coin. La greffe de peau tourne mal et Rose voit apparaître sous l’aisselle un dard qui lui permet de s’alimenter (de sang humain, d’office) et de contaminer du même coup ses victimes. L’épidémie part alors en vrille façon « zombie movie ». Bon, mais pas assez mainstream pour la réintroduire dans le circuit classique. En 2004 et 2008, elle se présente à l’élection présidentielle américaine, bien entendu sans résultat. Le 12 avril 2009, à quelques jours de son 57e anniversaire, elle est retrouvée morte à Santa Clarita, en Californie. Dans des circonstances troubles, elle vient de succomber à un arrêt cardiaque. Une fin annoncée lorsqu’elle disait de son métier : « Ça brise le cœur et vous laisse totalement vide ! »
À écouter:
« Benihana », son single disco. Sa prestation dans le « James Brown Show » en 1975 est un must.
À (ne pas) voir:
« Derrière la porte verte ». Si le film a été érigé au rang d’exemple de la diversité et de la liberté sexuelles, il est tout de même question d’une femme livrée à divers attouchements et pénétrations par des dames et messieurs inconnus. Et si sa mine et ses râles de plaisir peuvent laisser entendre que son personnage est OK d’être là, la mise en scène met mal à l’aise, à l’heure du progrès des droits des femmes et de la dénonciation de la culture du viol. En streaming libre sur un site portant le nom d’un petit rongeur domestique, il continue d’émouvoir.
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