Pendant plus de trente ans, elle a été reine de la mode belge – donc internationale. Mais Ann Demeulemeester avait plusieurs destins : la créatrice s’est reconvertie dans la porcelaine et le cristal. Après nos dressings, elle dresse nos tables.
On identifie au premier regard sa mode rock’mantique. Des corps à corps de noir et de blanc, la fluidité et l’exigence d’une simplicité feinte, le succès de l’exigence. Associée à la révolution stylistique menée par ceux que la presse anglaise avait baptisée « les Six d’Anvers », Ann Demeulemeester a présenté sa première collection en 1987, et parce qu’un autre besoin de création commençait à grandir après plus d’une centaine de défilés, elle s’est retirée de sa maison éponyme.
« Ce qui m’a beaucoup frustrée dans mon métier de créatrice de mode, c’est qu’il nécessitait tout mon temps et toute mon énergie, surtout que je suis très perfectionniste. Ça ne me laissait aucune autre ouverture pour faire autre chose. Or, j’avais beaucoup d’envies. Quand j’ai arrêté en 2013, je n’avais pas encore de projet clair, mais je savais que c’était le point de départ d’une nouvelle exploration. J’avais ce désir de faire parce que « j’aime faire », et pas parce que « je dois faire ». Sans stress. Depuis toujours, mon plus grand luxe, c’est la liberté ».
Un processus naturel, la création sans préméditation
La liberté et une collaboration intime : la Maison Ann Demeulemeester a toujours fonctionné avec à sa tête deux créatifs, Ann et son mari Patrick Robyn. « Ce n’était pas comme dans certaines marques, où l’un œuvre à la création, et l’autre au business. Nous avons toujours tout réalisé à deux. » Les deux amoureux – il suffit de les voir ensemble, ça dissipe toute causticité moderne – se sont rencontrés à l’âge de 16 ans.
Pour se donner un style, le jeune homme portait une plume de pigeon à la pochette de son veston. « Le plus humble des bijoux » pour Ann, qui en a toujours paré ses collections par la suite. « Nous avons grandi et sommes devenus adultes ensemble. On se soutient, on s’épaule, on confronte nos idées. Parfois, je ne sais pas où je commence, où il finit. C’est une symbiose, et à la fin, on s’accorde toujours sur notre esthétique. Pour nous, la beauté, c’est de la nourriture. » Ça tombe bien.
De la mode au jardin
Ses yeux bleu glacier s’animent, la grande dame de la mode, à la personnalité entière et à la création intègre raconte comment elle a laissé à un autre (Sébastien Meunier, désormais directeur artistique de la marque « Ann Demeulemeester ») le soin de cultiver nos armoires, pour se consacrer, elle, à nos vaisseliers. Une transition qui est passée par la terre : « la première chose que nous avons faite, avec Patrick, a été de créer un jardin, avec des fleurs, un potager et une serre ». Pour replanter ses racines, elle a cultivé des légumes avec passion, s’est amusée en cuisine, et très naturellement elle a eu besoin de poser le fruit de sa nouvelle occupation essentielle sur les assiettes adéquates. Or du vestiaire au mobilier, elle a toujours créé elle-même ce qui lui manquait : « j’ai commencé à réfléchir à la manière de créer à partir de terre, d’eau et de feu. J’ai acheté un paquet d’argile, et j’ai pris des cours ».
Comme Ann ne s’implique jamais à la légère, sa formation en céramique l’a menée à Sèvres, à Limoges, en Angleterre et en Allemagne, dans les meilleures manufactures. « Après quelques années – c’est un apprentissage beaucoup plus compliqué qu’il n’en a l’air – non seulement je m’amusais beaucoup, mais ça commençait à ressembler à quelque chose. Je pouvais sculpter des objets utiles. J’aime le côté humble de « faire » ». La technique de la porcelaine, la coloration, l’émaillage, la vitrification, pour elle, c’est alors un tout autre monde, avec une part d’incontrôlable. Et si le lâcher prise n’est pas exactement dans son tempérament, elle y a trouvé un studieux divertissement.
Du jardin à la table
« J’ai commencé utiliser cette vaisselle à la maison, et mes invités ont voulu me commander des pièces. C’est à ce moment qu’est née la réflexion à propos de la manière de diffuser cette nouvelle forme de création au monde. Et souvent dans ma vie, il m’est arrivé exactement ce dont j’avais besoin, au bon moment. Une amie m’a présenté Axel Van Den Bossche, le patron de Serax (NDLR : une société belge de décoration et d’art de la table). Il a tout de suite été très enthousiasmé par les prototypes, et m’a proposé de produire cette première collection ». Après des années de conception et de recherches, cet automne, deux activités différentes porteront désormais son nom. La mode à laquelle elle n’est donc plus liée (« mais quand j’ai décidé de quitter ma maison, j’ai voulu qu’elle perdure, parce que c’était important pour moi que ce que j’avais construit toute ma vie sois pérenne, et que les gens qui avaient travaillé à mes côtés conservent leur poste), et sa collection de vaisselle. Après avoir habillé les corps, Ann Demeulemeester pare les décors.
Une table dressée… sur mesure
« J’ai voulu créer un nouveau classique, sans référence un style ou à une époque ». Elle avait déjà fait ça avec la mode. La créatrice a développé plusieurs lignes de porcelaines, de cristal et d’argenterie. Du rouge, du noir, du blanc et du vert, les couleurs du jardin. Chaque pièce de vaisselle, unique, est peinte à la main et réalisée en Chine dans des manufactures spécialisées, parce que c’est là que cet art a été inventé. Ann a fabriqué les prototypes chez elle, et a même envoyé ses propres brosses pour la peinture, pour que les artisans puissent reproduire, à la main, chacun de ses traits. La collection se décline en deux axes : l’un très graphique, l’autre, sculptural. Traçant et superposant des lignes fines de la bordure concentrique au cœur, ajustant les couches, du liseré discret au coloriage complet de l’assiette, elle a imaginé des sortes d’iris, pour plonger dans l’âme de soi.
Il est toujours question de chair chez Ann Demeulemeester, que ce soit pour exprimer les atours du corps, ou l’amour de la table. Jouant de prouesses techniques, certaines pièces ne sont ni brillantes, ni mates, mais suaves au toucher comme de la soie. Les tasses et les soucoupes s’accordent pour créer un jeu d’ombre et de lumière comme si l’éclairage venait d’en dessous. « J’ai peint de l’ombre, pour créer de la lumière ». Les couverts, fins et sensuels en bouche, sont absolument poétiques, tous différents, avec des bords lisses biseautés et des facettes différentes, conjugués en argent brossé, en anthracite, en beau noir profond et en argenté brillant. Racés et longilignes, ce sont les mannequins des couverts.
« Les couteaux sont pointus, toujours sharp. C’est plus beau quand c’est un peu dangereux ». Les verres, paradoxes d’équilibre dans la simplicité, développent une découpe refermée en corolle, des nervures, des socles en forme de croix. Chaque pièce est soufflée à la bouche, en cristal sans plomb, et certains verres à pied… n’en ont pas. On adore la poignée des tasses fixée à l’horizontale. « Parfois, les idées les plus simples sont les plus fortes. »
Ombre et luminaires
Ann Demeulemeester et Patrick Robyn ont aussi conçu des lampes, des fils en camaïeu de rouge et de blanc ou de noir et de blanc, suspendus à des tiges de fibre de verre, ou plantées sur de longues aiguilles. C’est doux et pointu, vous n’avez pas besoin qu’on vous souligne l’analogie. Une construction qui semble fragile, mais qui est infiniment stable. La lumière que ces luminaires diffusent est précieuse et mystique. Mais de cette déco « créateur », ne redoutez pas le prix. De sept euros le verre à une trentaine d’euros les assiettes, cette collection s’inscrit dans un certain esprit Bauhaus : tout le monde peut accéder au beau et au design. Chacun peut faire entrer dans sa maison cet équilibre de contrastes et de volumes, la subtilité d’une rencontre avec les autres. Comme Ann Demeulemeester l’a toujours fait avec sa mode : « j’ai changé de langage, j’ai gardé ma voix ».
Infos et points de ventes : www.serax.be
Photos : Justin Paquay