Plus codifiée que la mode Femme, elle est aussi plus facile à appréhender, ludique à détourner. Créative et innovante là où le secteur féminin a tendance à s’essouffler, on s’en inspire et on se l’approprie.

C’est un petit pas pour l’Homme, un grand saut pour la mode. Depuis quelques saisons, le marché de l’habillement masculin, qui se libère de ses années formelles, rattrape son retard sur le secteur féminin : en Europe, les exportations de mode masculine représentent 5,3 milliards d’euros, contre 9,2 milliards pour les femmes mais pourrait s’aligner bientôt, avec une augmentation des ventes de 2% par an. Le nombre de nouvelles marques Homme explose, tandis que de plus en plus d’étudiants en stylisme se destinent au design masculin exclusivement. Conséquence directe : la fashion week masculine s’enrichit et se rallonge chaque saison. Et les femmes sont aux premières loges.

Gentle gender

C’est un virage de civilisation et une nouvelle étape de l’Evolution : les morphologies des deux sexes s’alignent, et logiquement, les vêtements se dégenrent. Pascaline Wilhelm, directrice mode du Salon de textiles et d’innovations Première Vision, voit et anticipe la mode au moins deux ans qu’elle ne soit en vitrine. Pour elle, « ce mouvement dans la rencontre des vêtements hommes et femmes est en grande partie dû à la fluidité des genres, très prégnante pour la nouvelle génération.

D’autre part, le streetwear, prépondérant pendant des années – il a encore de beaux jours devant lui – qui gomme toutes les courbes avec du XL et masque la peau, induit paradoxalement un intérêt grandissant pour une mode homme plus subtile. Ni les couleurs, ni les tissus de sont plus genrées, et c’est une évolution fondamentale. » La mode homme gagne ainsi chaque saison en fluidité et en légèreté, et dépasse les clichés de raideur de circonstance et de tons neutres obligatoires. Les draperies évoluent, la douceur et la souplesse arrivent enfin dans les armoires des garçons. « Il n’est plus question de genre, mais uniquement de nuances, avec des interprétations non caricaturales de la fonctionnalité du vêtement ».

Issey Miyake FW19

Issey Miyake FW19

Une mode rationnelle

Si les hommes et les femmes naviguent de plus en plus aisément du vestiaire de l’un à l’autre, les comportements d’achat restent spécifiques. Louis-Gabriel Nouchi, jeune créateur diplômé de La Cambre, analyse que « les hommes sont plus curieux et demandeurs d’informations sur les pièces qu’ils achètent, mais aussi plus indépendant dans leur choix ». Ils sont de plus en plus réceptifs à une mode qui secoue repousse les codes, dans la mesure où cette mode reste pratique. C’est aussi le constat de Pascaline Wilhelm : « généralement, les hommes lisent les étiquettes, et sont rationnels dans leurs décisions d’achat. Ils sont plus dans la compréhension que dans la volonté de séduction ».

Pour les créateurs, c’est un paradigme mouvant à prendre en compte : pour le designer belge Jean-Paul Knott, qui a développé sa collection d’hiver sur le thème du Partage, « en termes d’image, il est plus facile aujourd’hui de faire de l’homme que de la femme, mais en termes économiques, la mode féminine tient encore le haut du pavé ». D’autant que la clientèle n’est pas la même selon le sexe : « chez beaucoup de créateurs, les collections masculines sont plus intéressantes, car l’homme qui achète de la mode est plus jeune que la femme qui achète de la mode ». Pour sa marque éponyme, Jean-Paul Knott développe avant tout la praticabilité, « d’autant que les hommes y sont souvent plus attachées que les femmes. Je mélange les univers, en même temps que les coupes et les matières ».

Et pendant que les messieurs gagnent du terrain dans leur liberté d’expression vestimentaires, les marques de luxe investissent le secteur masculin, c’est le meilleur signe de la pérennité du marché, et la société se décloisonne : sur les catwalks, de plus en plus de collections féminines s’ouvrent à des silhouettes masculines, et réciproquement.

Jean-Paul Knott FW19

Jean-Paul Knott FW19

Plus de liberté créative

On assiste à une rencontre des genres, à une démocratisation de la sophistication. Progressivement mais sûrement, les jeunes gens revendiquent à travers leurs choix vestimentaires une identité masculine non clivante. Jean-Paul Knott a créé sa marque il y a 20 ans, 40 ans après qu’Yves Saint-Laurent ait habillé la femme en homme, et 20 ans après que Jean-Paul Gaultier ait habillé l’homme en femme. Pour ce maître de la fluidité, genrée et stylistique, « presque tout a été dit en mode femme, c’est sur l’homme qu’on peut encore explorer. Moi, j’ai toujours habillé des personnes, pas des sexes. Je travaille avant tout sur l’aisance. »

A l’issue de ses études de stylisme, Louis-Gabriel Nouchi s’est tourné vers la création masculine de manière assez naturelle : « lors de mon cursus à la Cambre, notre première vraie « collection », en 3ème année, avait pour unique consigne d’être du menswear. Je me suis senti tout de suite à l’aise avec cet impératif, qui n’était pas du tout une contrainte pour moi. Le côté extrêmement technique me plaisait aussi, moins d’artifices que pour la femme, plus de limites aussi, mais qui permettaient d’être encore plus créatif. » Pascaline Wilhelm observe en outre que « la liberté dans la mode masculine doit beaucoup à l’évolution du rapport entre les genres et à la tolérance, à l’inverse d’ailleurs du monde politique. Ici, on cultive une subtilité qui laisse sa place à chacun. On peut enfin exprimer librement sa façon de vivre, ses sensibilités ».

Glissement de sociologies

Longtemps, en matière de mode masculine, il y a eu deux types de sociologies : les hommes d’affaires, le cliché hétéro, habillés en costumes noir/bleu marine/gris, et les « excentriques » (qui portaient du créateur ou de la couleur), assimilés à la communauté homosexuelle. Même dans les années 80-90, beaucoup plus décoincées du vestiaire que le début du nouveau millénaire, un homme en Versace ou en Montana était quasi automatiquement catégorisé « gay ».

Désormais, les critères, comme les matières s’assouplissent. C’est le fait de la nouvelle génération de garçons qui ne s’encombre plus de règles classiconormées, mais aussi de la mode elle-même, qui avec l’oversize par exemple, a définitivement relativisé l’importance des proportions. Dans les rayons hommes, les clientes n’ont plus l’impression de poser un acte de (gentille) subversion vestimentaire, mais cherchent simplement ce qu’elles ne trouvent pas dans leur propre département. Les tailles se nivellent, les couleurs se mêlent, et les propositions se multiplient, sans même qu’on en fasse un postulat. Et c’est là qu’on sait qu’on tient une révolution : quand un basculement cesse d’attirer l’attention.

Ouverture d’esprit et de dressing

Pour Louis-Gabriel Nouchi, « l’image qu’on véhicule encore des femmes n’est plus du tout en adéquation avec notre époque. Même si un défilé est un moment de création qui doit susciter l’envie et le désir, je n’imagine pas comment une femme pourrait se projeter dans la plupart des shows que je vois. Même si heureusement les castings « street » apportent de la fraîcheur, tout comme les mannequins plus size ou transgender. Les femmes qui m’entourent ne rêvent pas de robes de soirées avec des traînes ». Le créateur de 31 ans ne regarde plus les défilés femmes depuis plusieurs années (« je trouve que tout se ressemble alors qu’il n’y a jamais eu autant de marques et de collections »), mais estime que le timing des fashion weeks masculines est plus logique en terme de saisonnalité : « je préfère regarder une collection hiver au mois de janvier qu’au printemps… »

Vers un vestiaire commun ?

Cet automne chez Balenciaga, les hommes et les femmes se partagent pratiquement les mêmes costumes de (Wo)Men in Black. Burberry dispatche équitablement ses tartans, le Saint Laurent d’Anthony Vaccarello étoffe les carrures des deux sexes tout en gainant les tailles, tandis que, signe des temps, Virgil Abloh met les garçons en jupes longues chez Louis Vuitton.

Jean-Paul Knott, qui floute les codes comme on gomme les clivages, voit sereinement ce nouvel équilibre se dessiner : « le vêtement féminin se masculinise, la mode homme fait le chemin inverse. J’ai toujours poussé vers cet échange, et de plus en plus de femmes achètent chez moi des pièces masculines. Pour la nouvelle génération, les histoires de genre n’ont plus de sens, je crois. Certes, c’est très sexy, une femme qui enfile le pull ou la veste de son Jules avant de partir pour la journée. Mais vouloir porter une trace de l’autre sur soi, c’est avant tout éminemment humain ». En lançant sa marque masculine en 2017, Louis Gabriel Nouchi a découvert avec surprise que la sociologie de sa clientèle comprenait autant d’hommes que de femmes : « je ne m’y attendais pas du tout, mais j’en suis très fier ».

Plus libre et potentiellement plus surprenante puisque traditionnellement codifiée, la mode homme démontre qu’elle est une tendance femme comme une autre.

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