« Tu seras viril, mon kid », leur a-t-on longtemps appris, avant qu’une nouvelle vague de féminisme ne vienne se fracasser sur les remparts de leur masculinité. Et si la fameuse « crise des masculinités » était, pour les hommes, l’occasion de se réinventer ? Léo, Kris, Julien, Thomas et l’auteur Ivan Jablonka repensent le « sexe fort » en « homme juste ».
« Je m’appelle Thomas Messias, je suis un homme blanc, cisgenre, hétérosexuel. » Casque sur les oreilles et micro à portée de voix, c’est ainsi qu’il commence chaque épisode depuis près d’un an. Son podcast, qu’il anime seul, s’intitule « Mansplaining ». Encore un homme qui étale sa science ? Après l’inévitable présentation vient toujours l’analyse cinéphile de Thomas. Sauf que loin d’être un prétexte cultureux pour brosser l’ego d’un amateur de cinéma, « Mansplaining » est plutôt l’occasion de mettre le 7e art au service d’une réflexion urgente : le questionnement de la masculinité, à l’écran comme derrière. Ou plutôt, des masculinités.
« C’est quoi la masculinité ? », répète le Français au bout du fil. « C’est la question que je me pose tous les jours, à vrai dire. » À la page dédiée dans le dictionnaire, on la décrit comme l’« ensemble des comportements considérés comme caractéristiques du sexe masculin ». Mais en fin de paragraphe, le mot dévoile une autre signification : un « privilège en vertu duquel jusqu’en 1790, dans les successions, les mâles étaient préférés aux filles ». « C’est peut-être le problème de notre société », réagit Thomas Messias. « Confondre encore le fait d’être un homme avec la domination sur les autres. »
Les « petits mecs »
Pour Thomas Messias, « la masculinité est une entité inatteignable, mais qui nous met une pression incroyable sur les épaules. On a l’impression qu’on ne sera jamais assez baraqué ou barbu. C’est une source de pression quotidienne, constante ». Dans un épisode intitulé « Un autre homme est possible », Charlotte Bienaimé, créatrice d’une autre émission sonore éclairée, « Un podcast à soi », fait un vœu : « J’aimerais que mon enfant sache qu’il n’a pas à être un super-héros ou un prince charmant protecteur pour être un homme. » Un souhait probablement aussi soufflé par Léo*, aujourd’hui 24 ans, autrefois petit garçon intrigué tant par les dinosaures que les contes de fées. « Enfant, j’avais beaucoup d’intérêt pour tout ce qui incarnait des caractéristiques féminines, comme les princesses Disney. Mais j’ai très vite ressenti le malaise des adultes quand on porte une robe, par exemple. Il fallait rentrer dans le moule. » Puis, il y a eu les scouts : huit ans de calvaire sous couvert d’initiation masculine. « Ça a été une expérience traumatisante, pour moi. Je me suis retrouvé au milieu d’un groupe de jeunes hommes pour qui j’étais forcément gay, et mes justifications n’avaient jamais l’air de suffire. » Un harcèlement qui a façonné sa masculinité : « Longtemps, j’ai eu le réflexe de tout faire pour m’intégrer à ces “boy’s club”, et j’ai appris à négocier avec ce modèle qu’on m’imposait. » Ses études, l’éloignement du cocon familial et le début de sa vie d’adulte à Bruxelles en colocation ont changé la donne. « Aujourd’hui, je perçois tout cela comme quelque chose de toxique : une injonction à être fort, envers et contre tout. Une dignité mal placée. »
Après le « pas pleurer », il y a ce corps qui change et qui devra forcément être poilu et musclé. Léo n’a pas de barbe et plutôt le physique d’un Timothée Chalamet : c’est un grand garçon mince et pâle, plein d’esprit, mais discret. Depuis toujours présente, la pression de devoir « performer » devient ensuite sexuelle, financière et sociale. Et quand on ne veut rien de tout cela, il y a la porte, tout simplement. Direction le purgatoire des hommes qui n’en sont pas de « vrais ». « Les masculinités de domination règnent en écrasant les autres masculinités, mais leur victoire est une défaite pour le genre tout entier. La démonstration de force, l’agressivité, l’assignation à un rôle, l’obligation de réussite, la culture de la prouesse sont autant de pièges que la société tend aux hommes, et celui qui a la force d’y résister se voit intenter un procès en masculinité », résume l’historien et auteur Ivan Jablonka dans son nouveau livre, « Des hommes justes ».
Il y brosse de manière impressionnante le portrait d’une masculinité qui vise invariablement à prendre le pas sur les femmes, à travers le temps et le monde. Sur les « autres » hommes aussi – douloureusement. En août 2018, l’American Psychological Association publiait un guide à l’attention des professionnels de la santé mentale, alertant sur les dommages du patriarcat sur les garçons et les hommes. « Non seulement les hommes sont vulnérables, mais de surcroît, ils le nient et on le nie », écrit à ce propos l’historien Ivan Jablonka. « Personne n’a envie de voir que la virilité construit autant les hommes qu’elle les détruit. »
Masculinités en transition
Mais l’auteur veut croire qu’un autre homme – d’autres hommes – est possible. Réinventé. Pourtant, lorsqu’il entame sa transition et son traitement hormonal, Kris sait surtout qu’il ne veut absolument plus être un mâle. Il n’était pas pour autant une femme piégée dans un corps de garçon, comme on le dit souvent. Assis dans son appartement bruxellois truffé de plantes vertes, il porte ce jour-là un joli chemisier à pois et ses cheveux bouclés relâchés. « Ce qui me caractérise aujourd’hui, c’est d’être moi. Ce n’est pas la destination qui compte, mais mon voyage. Toute la notion de transition est là-dedans. Je ne suis pas un homme ou une femme, ou entre les deux : je suis tout autour. Je me considère comme trans, mais je ne m’offusque pas si on m’appelle monsieur », décrypte Kris, qui ne s’était jamais posé de questions sur son identité de genre jusqu’il y a quelques années. Aujourd’hui, son association, Transkids, accompagne les enfants trans et leurs parents dans le même chemin. Réinventer sa masculinité, pour Kris, ça a d’abord été l’abandonner.
À quelques rues de là, Julien, 37 ans, directeur dans un secteur où ses collègues féminines peinent encore à accéder aux postes les plus valorisants, tente depuis quelques années de redéfinir ce qu’est être un homme, mais aussi sa relation aux femmes. « J’ai toujours eu l’impression de rechercher la douceur dans mes relations. Je ne pense pas imposer une masculinité dominante. Et je ne crois pas souffrir d’injonctions ou de pressions. En fait, je n’ai pas l’impression qu’on attend quelque chose de moi en tant qu’homme », estime-t-il. Mais Julien a compris qu’il était au cœur d’une urgence qui dépassait son épanouissement personnel : « J’ai percuté qu’il y avait une problématique sociétale et qu’il fallait que je sorte de ma propre grille de lecture des relations interpersonnelles. J’ai aussi compris qu’il y avait un certain nombre de sujets pour lesquels il était préférable que j’écoute plutôt que je m’exprime. » Aujourd’hui, les conversations qui refont le monde jusqu’aux petites heures avec sa compagne se multiplient. Elle raconte, il écoute, interroge, enthousiasmé par le champ des possibles. « Je crois qu’on vit une période de transition, mais que le vieux monde n’est pas encore au courant. C’est du même ordre que la prise de conscience écologique, et je trouve ça excitant. »
La peur du vide
De son côté, le sociologue français Florian Vörös travaille depuis plusieurs années sur l’étude des masculinités, auxquelles il a d’ailleurs consacré une thèse, « Les usages sociaux de la pornographie en ligne et les constructions de la masculinité ». Durant ses recherches, il a rencontré Louis, un ingénieur en informatique hétérosexuel, révolté quant à lui par les évolutions progressistes qui chamboulent ses certitudes, et dont la colère est retranscrite dans l’épisode d’« Un podcast à soi » : « On ne sait plus comment se positionner les uns par rapport aux autres. La virilité, avant, c’était quelque chose de positif. Aujourd’hui, c’est tout de suite associé à la testostérone, l’agressivité, le viol, frapper sa femme, boire et compagnie. C’est constamment orienté vers quelque chose de négatif. Et moi j’en souffre beaucoup. (…) Ça fait 30 ans que j’existe et 24 ans qu’on me tape sur les couilles. » La frustration de Louis a connu d’autres échos par le passé – et en connaîtra dans le futur. La crise des masculinités est un mouvement récurrent, parce qu’elles sont en perpétuelle évolution. Après tout, à la cour du roi de France, on n’était un homme de pouvoir qu’en perruque et talons. Et malgré qu’ils soient chacun des acteurs différents de ce chamboulement, Kris semble comprendre Louis : « Les nouvelles masculinités s’inscrivent dans un mouvement de prise de conscience de ses privilèges. Quand on construit son identité de genre, c’est par rapport à ses propres polarités. Mais quand on déconstruit cette identité, on perd tous ses repères. »
Alors, se réinventer, mais pour devenir quoi ? Des « hommes égalitaires, hostiles au patriarcat, épris de respect plus que de pouvoir », souhaite Ivan Jablonka dans son livre, avant d’étoffer : « C’est aux hommes de rattraper leur retard sur la marche du monde. À eux de s’interroger sur le masculin, sans souscrire à la mythologie du héros des temps modernes qui mérite une médaille parce qu’il a programmé le lave-linge. » Et tous ont leur définition de ce que ces hommes d’un genre nouveau pourraient incarner. À 24 ans, Léo veut que les hommes soient des oreilles tendues vers les autres.
À 37, Julien les voit comme des compagnons, « des personnes bienveillantes, dans le soutien, qui savent quand s’effacer ».
À 52 printemps, Kris rêve qu’ils soient simplement fiers de ce qu’ils sont, « sans rapport avec ce qui a été avant ». Surtout, « l’homme de demain, c’est celui qui permettra au sexisme de ne plus exister », estime-t-il. Bref, un homme juste.
« Des hommes justes : du patriarcat aux nouvelles masculinités », Ivan Jablonka, Seuil, 448 pages
Les couilles sur la table
« On ne naît pas homme, on le devient », annonce tout de go le podcast le plus populaire de Binge Audio. Il faut dire qu’avec « Les couilles sur la table », Victoire Tuaillon n’en est pas à un détournement d’expression près. Un jeudi sur deux depuis près de 50 épisodes, la journaliste tend son micro à un invité pour décortiquer les masculinités contemporaines. Et de la toxicité des « boy’s clubs » à l’urbanisme viril de nos villes, en passant par la délicate question « Qui sont les violeurs ? », Victoire et ses experts tapent juste et fort. Cinquante heures de cours particuliers sur les masculinités, rejointes par un livre inspiré du podcast et publié en octobre. Avec « Mansplaining », produit par Slate, et « Un podcast à soi » par Arte Radio, « Les couilles sur la table » prouve que les podcasts sont un format précieux et élastique pour aborder les questions de genre — avant d’enlever ses écouteurs et propager la bonne parole autour de soi.
À vos agendas :
Victoire sera au Manège de Mons le 23/09 à 19h pour discuter masculinités.
Plus d’infos sur www.surmars.be
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