En Amérique du nord, les incels se sont lancés dans une guerre de la terreur contre les femmes.
23 mai 2014. Elliott Rodger, 22 ans, s’arrête dans un Starbucks de Santa Barbara, en Californie. Il y achète un café et retourne dans sa voiture. Il vient de tuer ses deux colocataires de 25 de 94 coups de couteau, ainsi qu’une connaissance qui était alors dans son appartement. Le verre en carton à la sirène verte à côté de lui, il poste sur Internet un manifeste et une vidéo. Quelques minutes après, Elliott Rodger poursuit son épopée assassine. Ce jour-là, il tuera six personnes et en blessera quatorze autres, avant de se suicider.
C’est son « Châtiment » — le titre de la vidéo qu’il poste — envers les femmes qui l’ont « ignoré ». Elliott Rodger se décrit comme un « incel », un néologisme que l’on peut lire sur les forums et dans les titres de journaux télévisés depuis une vingtaine d’années. C’est la contraction de « involuntary celibate », soit « célibataire involontaire », qui désigne une sombre sous-culture au sein de laquelle de jeunes hommes blancs, pour la plupart, accusent la société — et les femmes qui la constituent plus particulièrement — d’être la raison de leur célibat et de leur ostracisation générale. Colère, rancœur, résignation, mais aussi menaces : voilà tout ce que l’on peut lire sur les fils Reddit ou 4Chan sur lesquelles ils ont élu domicile, échangeant sur leurs problèmes et imaginant un monde où ils seraient enfin « vengés ». Une illustration du fameux « retour de bâton » que les femmes doivent subir à chaque avancée de leur condition.
Une communauté qui tourne mal
Paradoxalement, c’est une femme, une certaine Alana, qui est à l’origine du terme « incel ». Au début des années 90, cette Canadienne célibataire crée un groupe d’échange en ligne sur le célibat, à destination de personnes qui manquent de confiance en elles ou ont du mal à communiquer avec les autres. Elle-même n'a eu sa première relation sentimentale qu'à l’âge de 24 ans. Elle baptise la communauté « Le projet de célibat involontaire d’Alana » et y anime pendant quelques temps des discussions sur la difficulté de nouer des relations, avant de passer la main à un autre internaute. De 100 personnes, le forum passe à 40 000 utilisateurs — et ce alors qu’Internet n’en est qu’à ses débuts. Parmi les nouveaux membres, des hommes aux points de vue plus agressifs sur la question.
Et si depuis, ces derniers ont migré sur d’autres réseaux, ils ont conservé le terme « incel ». Ils ont également leur langage, leurs références, bref, leur propre culture. Et désormais, leur misogynie et leur violence sont évidentes. Dans leurs conversations en ligne, ils font l’apologie du viol, incitent au harcèlement et glorifient des figures emblématiques de leur mouvement, telles qu’Elliott Rodger. En 2018, Alek Manassian tue ainsi 10 personnes à Toronto, en annonçant son crime par une publication Facebook qui mentionne une « rébellion incel », après avoir plusieurs fois fait part de son admiration pour le tueur de Santa Barbara. Avant lui, Chris Harper-Mercer, William Atchison, Nikolas Cryz ou encore Scott Beierle ont tué au total 36 personnes en invoquant des motifs similaires à ceux d’Elliott Rodger. Ils étaient tous actifs sur des groupes incels.
« Polytechnique » et le cas du Joker
Mais les hommes qui haïssent les femmes n’ont pas attendu Internet et ses forums pour frapper. Quinze ans avant la tuerie de Santa Barbara et des années avant que le terme « incel » ne soit inventé, Marc Lépine, un Québécois âgé de 25 ans, a marqué à tout jamais l’histoire de l’École polytechnique de Montréal. Au cours d’un raid sanglant dans cette université, il a mis à mort quatorze étudiantes et membres féminines du personnel. Marc Lépine « combat[tait] le féminisme », selon ses propres mots. L'anniversaire de la tuerie est devenu la journée nationale de commémoration et d'action contre la violence faite aux femmes au Canada.
L’histoire des étudiants montréalais a inspiré un film « Polytechnique », réalisé par Denis Villeneuve. Une œuvre que les incels n’ont pas dû manquer d’ajouter à leur « filmographie », eux si friands de pellicules violentes et/ou subversives. On y retrouve ainsi « Taxi Driver », « Fight Club », tous deux régulièrement cités comme référence, et désormais « Joker », le dernier film de Todd Philipps. Depuis l’annonce de sa sortie et les premières bande-annonces, le film a été pointé plus d’une fois sur les forums d’incels. À tel point que le FBI s’intéresse désormais de près à ces messages, dont certains contiennent des menaces à peine voilées d’attaques à l’occasion de projections du « Joker ». Si elles n’ont pour l’instant pas été mise à exécution, elles ne sont pas sans rappeler la tuerie d’Aurora, en 2012, quand un homme de 24 ans les cheveux teints en rouge et se faisant appeler « Le Joker » a assassiné douze personnes et blessé 58 autres durant le première du film « The Dark Knight Rises ».
Le parcours du Joker de Todd Philipps rappelle aussi sous de nombreux aspects ces incels : un homme torturé, psychologiquement malade, dont la rage se retourne petit à petit contre la société qui le tourmente. Si le personnage interprété brillamment par Joaquin Phoenix ne vise pas les femmes en particulier dans le film, il alimente bien une obsession pour sa voisine, tandis que les personnages qui semblent le décevoir ou lui tourner le dos de manière la plus douloureuse sont bien tous féminins. En retour, le futur Joker sème une violence certes individuelle et pathologique, mais qui inspire la naissance d’un mouvement vengeur. La preuve, s’il en fallait encore, que le cinéma est bien l’un des miroirs les plus clairvoyants des angoisses de la société d’aujourd’hui — et de demain encore.
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