Star de la mode quand elle jouissait de ses grandes années de liberté, metteur en scène, photographe, rêve-olutionnaire : Thierry Mugler, décédé le dimanche 23 janvier 2022, appartenait à cette génération de créateurs qui ont changé les règles. Et comme la mode a une mémoire de 5 minutes, aujourd’hui, il nous les rappelle.
Thierry Mugler a consacré sa carrière à sublimer le pouvoir des femmes. Par chaque collection, dont l’essence est magnifiquement scénographiée jusqu’au 8 mars à l’occasion de l’exposition « Couturissime* » au Kunsthal de Rotterdam, le couturier visionnaire accro à l’innovation et au travail, a créé des armures d’amazones modernes, pour nous protéger du commun.
Pendant des années, il a refusé les propositions d’expositions du MET, du V&A, de tous les musées de Paris. Mais il a finalement sollicité la collaboration du commissaire d’exposition Thierry-Maxime Loriot, déjà curateur de rétrospectives sur les univers créatifs de Jean-Paul Gaultier, Viktor & Rolf et Peter Lindbergh.
« Courissime », mise en perspective d’une œuvre fondatrice de la mode contemporaine, s’adresse aux esthètes, aux fous de vraie mode, aux curieux. Aux fans de photos aussi, avec des tirages inédits, inconnus même des photographes eux-mêmes, puisque les magazines ne renvoyaient pas toujours les négatifs. Pour rassembler cette exceptionnelle collection, Thierry-Maxime Loriot a creusé, exploré jusque dans les archives enfouies de journaux aujourd’hui disparus.
A Rotterdam, nous avons rencontré Manfred Thierry Mugler, qui a vécu un temps tout près à Amsterdam, à une époque où il n’en pouvait plus de prendre l’avion cinq fois par semaine. Il lui en reste une passion pour le ciel dramatique de Hollande. La théâtralité a toujours été sa passion philosophique, son mode de vie.
Il a redonné du souffle à la Haute Couture au début des années 80, à un moment où elle était considérée comme dépassée ; il l’a rendue expérimentale. Avec cette décomplexion de ceux qui n’ont plus rien à prouver, il nous a partagé sa vision de la mode, de l’époque, et des femmes.
La Haute Couture
« C’était une évidence pour moi, car elle s’adresse intrinsèquement à une personne spécifique. Comme le costume de théâtre. Si l’on veut travailler meilleures matières, développer les meilleurs savoir-faire, on doit passer par la Haute Couture. Quand on visite l’exposition, on réalise que mes collections s’inscrivent en dehors de tout. Et déjà à l’époque, ça dérangeait énormément de journalistes. C’est aussi pour ça que je suis plus reconnu maintenant qu’il y a 20 ans ou 30 ans. Parce qu’ils ne comprenaient pas. Les gens vivent enfermés dans leurs clichés, entre leurs barrières. Faites un concert de rocks où les musiciens ne casseront pas de chambres d’hôtels, n’auront pas les cheveux longs, ne seront pas tatoués, mais faites jouer à la place des femmes élégantes et raffinées, qui en même temps pètent les plombs et vous démontent la batterie : ça échappera à beaucoup de monde. L’époque manque toujours de liberté d’esprit, d’individualité, de la conscience de qui on est et de ce qu’on a envie de faire. Pour savoir ce qu’on veut, il faut se battre. Pour réussir dans un métier, et notamment dans la mode, il ne suffit pas d’avoir du talent. Plein de gens ont du talent, mais qui ne sera jamais exposé. Il faut être médiatique, et être un battant. Monter au front ».
L’observation des évidences
« L’école ne m’a jamais beaucoup intéressé. Je séchais les cours pour aller au cinéma ou au musée, et écouter les bonnes sœurs qui répétaient leurs chants dans la cathédrale à côté de mon lycée. Il n’y avait personne, c’étaient des moments hors du temps. Dans ma famille, j’étais à part. Au regard du système scolaire aussi. Mais les créatifs qui abordent le monde différemment sont souvent mal perçus, au début. On est bien obligé de déranger. Mais je ne cherchais pas à faire des trucs « qui n’existaient pas ». Il se trouve simplement que ce que j’avais de voir ou qui m’épatait, ça existait dans la nature, qui est hallucinante. Il y a tout dans la nature : le plastique, le néon, l’atome. Dans les fonds des mers, c’est du délire. Tout est là. Il suffit de l’observer. Ailleurs qu’au travers d’un écran. Les smartphones sont des outils utiles et formidables, mais il ne faut pas oublier qu’il n’y jamais eu autant de problèmes cérébraux que maintenant. Plein d’enfants ne savent plus tenir un stylo, l’école devrait porter son attention sur l’usage des outils simples, et réapprendre aux enfants à vivre, et à se gérer au quotidien ».
Une carrière hors normes
« J’ai été impressionné en replongeant dans mes archives, par l’immensité de travail que ça représentait. C’est très touchant de voir l’humanité dans tous ces vêtements. La patte humaine. La première chose qui m’est venue à l’esprit, c’est qu’on ne se rend pas compte de la qualité sur les photos, les magazines, les vidéos ou même sur le podium. C’est une qualité exceptionnelle vu de très près. Être inclassable n’était pas mon but, je faisais tout ça pour mes copains et pour moi. Pour la Maison Mugler, ces petits génies qui travaillaient d’arrache-pied, passaient des nuits blanches ; c’est eux que je voulais faire rêver. Moi aussi, évidemment. Quand tout le monde était estomaqué, j’étais content. Et quand ça n’était pas assez, on apprenait de nos erreurs. C’est important ».
La mode
« J’aime autant la photographie, ou la scène. N’importe quel outil me convient. La mode m’a permis d’avoir de grands moyens, et d’accomplir ce dont j’avais envie. Je suis un metteur en scène, et mon envie de toujours était de faire de très grands shows. La mode, ça a marché tout de suite. Mais aujourd’hui, il lui manque la liberté, et de pouvoir s’affranchir des calculs politiques. On vit dans un monde extrêmement hypocrite, on « se bat pour la planète » mais à la fin, on s’en met plein les poches. Dans la nouvelle génération, beaucoup de designers créent trois logos et un site, et se croient arrivés. Ils sont super au point au niveau showing up et branding, mais si vous y regardez de près, il n’y a aucune densité. Ce qui leur manque, c’est le sens du travail. La mode a commencé à devenir ennuyeuse quand elle a perdu une bonne part de son humour. C’est un art en 3D, un art extrêmement complexe, qui implique de construire une architecture, de raconter une histoire, il faut qu’il y ait un point sur le I. C’est ça qui est intéressant. Quand on parcourt l’exposition, on s’aperçoit que j’ai toujours été hors des codes, et souvent, les gens ne savaient pas dans quelle case me mettre. Finalement, on ne m’a jamais autant demandé qu’en ce moment, c’est plus que du succès » (il rit).
Pourquoi cette admiration envers les femmes ?
« Je suis quelqu’un de très observateur, de très instinctif. Je me suis toujours intéressé à l’animalité des gens. Mais aussi à leur harmonie. Les femmes qui m’ont inspiré étaient celles en harmonie avec elles-mêmes, celles qui se battaient pour leur bien-être, et pour répandre de la beauté. La beauté, c’est un passeport. Ce monde n’est pas encore complètement détruit, il reste de belles choses. Mes vêtements n’étaient pas toujours faciles à porter, mais est-ce qu’on cherche du « facile » ou un impact et une façon de se tenir ? D’ailleurs un vêtement qui est un petit peu difficile à porter, ça vous aide. Les ambassadrices qui m’incitaient à aller plus loin ou carrément dans une autre direction, étaient des personnalités, des entités exceptionnelles. C’est extrêmement inspirant, quelqu’un de libre, de courageux, de culotté, généreux de sa beauté. Jerry Hall, elle est extraordinaire. Elle n’en a jamais rien eu à faire, que ce soit la mode de faire la gueule, que ce soit le grunge ou pas le grunge, que ce soit la mode du glamour ou pas, la musique qu’on devait écouter… Elle est d’une grande gentillesse, elle faisait le show pour la tenancière d’un petit motel si on shootait au fin fond du Nouveau Mexique, elle posait avec le pompier du coin. « Oui je suis belle, et je le donne ». Elle était comme ça tout le temps. Nonchalente, who cares. D’autres étaient de vraies baroudeuses, comme Katoucha, Farida, chacune ayant un extraordinaire impact, et faisant que cet animal sublime qu’est l’être humain est beau. Certaines avaient un détail qui n’était pas parfait, mais l’ensemble était animé d’une telle force, qu’elles devenaient sublimes. Ça n’a aucune importance, la taille d’une cheville ou d’un derrière. Ce qui compte, c’est l’harmonie de la personne ».
Le feu sacré
« J’ai toujours eu cette passion qui m’animait. C’est mon étoile là-haut. Ce feu sacré m’a aussi beaucoup étouffé. J’ai parfois été malheureux, très solitaire. Mais bon. C’est plus fort que moi. J’ai l’impression qu’aujourd’hui, on manque de courage. J’ai encore beaucoup d’histoire à raconter, et j’en ai envie. »
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*Initiée, produite et mise en tournée par le Musée des beaux-arts de Montréal