De Pénélope Bagieu à Liv Strömquist, nombreuses sont les auteures de BD qui cartonnent dans les rayons de nos librairies… Un mouvement féministe qui s’amorce dans les bulles ? Une lutte engagée dans un secteur où l’homme prédomine ? Une vieille page se tourne.
Tentez de vous rappeler les personnages féminins qui ont marqué l’histoire de la BD. La Castafiore, O.K. La Schtroumpfette… Yoko Tsuno. Natacha. Adèle Blanc-Sec. Laureline dans « Valérian ». Mam’Zelle Jeanne. Et bien sûr Bécassine, qui n’avait pas de bouche. Des femmes dessinées par des hommes, le plus souvent potiches ou putes, faire-valoir ou servantes, réduites au silence ou au pire des stéréotypes. Et il aura fallu attendre les années 70 pour que Bretécher, Florence Cestac, Chantal Montellier puis Jeanne Pouchol viennent un peu secouer ce cocotier de capitaines Haddock… Sans que cela ne change pour autant la donne : il y a trois ans à peine, le jury du Festival d’Angoulême dévoilait sa liste des 30 nommés pour son fameux Grand Prix, parmi lesquels… aucune femme. Face au tollé de quelques cadors de la profession (dont Sattouf et Sfar), les mecs ont revu leur cahier des charges et désormais, comme par hasard, la parité des comités de sélection est (presque) respectée. Il n’empêche qu’en 45 ans d’existence, le festival a distingué… trois femmes (Bretécher en 1982, Cestac en 2000 et Rumiko Takahashi cette année). On ne va pas vous faire un dessin : y a encore du boulot.
Girly, non merci !
Selon plusieurs études de marché récentes, les femmes représenteraient entre 12 et 27 % des auteurs européens de BD francophone. « Les choses ont énormément changé ces dix dernières années », confirme Margot Motin de Slumberland, la librairie du Centre belge de la bande dessinée. « Avant, c’était 99,9 % d’hommes, mais Pénélope Bagieu et Catel ont ouvert la voie à toute une nouvelle génération d’auteures. » On pourrait ajouter Marjane Satrapi (« Persepolis », « Broderies ») et Julie Maroh (« Le bleu est une couleur chaude », dont Kechiche a tiré sa « Vie d’Adèle »)… Sans oublier Margaux Motin, qui comme Bagieu s’est fait connaître sur la Toile dans les années 2000 : c’est l’ère des blogs BD, où ça parle de shopping, de copines et de mecs, du sexisme ordinaire et de la vie, en fait. « C’était novateur, aussi bien sur le fond que sur la forme », confirme Mélanie Andrieu, curatrice en chef du CBBD. « Et c’était pas “girly” ! On les a mises dans cette case alors qu’elles parlaient juste de leur quotidien… » « Girly », cette chienlit. Une étiquette marketing qui arrangeait les éditeurs, des mâles en général, pour vendre de « la sous-BD » (dixit Andrieu) véhiculant une image « totalement révoltante » de la femme… Avec pour corollaire salutaire d’avoir poussé les auteures à « réagir et exprimer, ou juste conscientiser, leur indignation féministe »¹. Une nouvelle ère s’amorce.
1 « La bande dessinée, un nouveau support des luttes », Eva Cottin, Femmes prévoyantes socialistes
De l’intime à l’universel
Et Bagieu, encore une fois, semble avoir donné le la, en affinant son trait comme si c’était une arme politique. Dans « Culottées » (2 tomes), elle dresse le portrait de femmes « qui ne font que ce qu’elles veulent », des héroïnes que l’Histoire a oubliées ou tues (qui a dit « mentrification » ?), offrant ainsi à ses lectrices (et lecteurs…) de nouveaux modèles féminins. Des récits détonants d’empouvoirement, qui rencontrent un succès incroyable (plus de 250.000 exemplaires vendus dans le monde), et pour lesquels Bagieu vient de recevoir le prestigieux prix Eisner (la Palme d’or US de la BD, en gros).
On le voit bien : la BD, comme rarement auparavant, est devenue un instrument de lutte et de prise de conscience féministes. Déconstruire les clichés par le dessin, libérer la parole des femmes par les bulles : la BD, par son impact visuel instantané, son accessibilité voire son registre ludique, permet de « parler de sujets graves sans pour autant verser dans le pathos », dixit Lili Sohn. En trois albums qui traitent respectivement du cancer du sein (« La guerre des tétons »), de l’identité féminine (« Vagin Tonic ») et de l’instinct maternel (« Mamas »), cette dessinatrice dédramatise, par un coup de crayon primesautier et des couleurs vitaminées, des thématiques forcément complexes, mais qui touchent toutes les femmes. « En fait, la BD permet d’évoquer des sujets qui sous forme de textes auraient pu apparaître comme rébarbatifs. » Les images, elles, restent… « Mais elles doivent aller droit au but. C’est pour ça que mon dessin n’est pas hyper travaillé : étant donné que je vulgarise, j’ai besoin que mon trait aille dans ce sens-là aussi. » Avec le risque de verser dans le consensuel et de « lisser la légitime colère » : il faut bien vendre, aussi. Jouer les militantes, mais avec légèreté.
Dessine-moi du féminisme
Par sa forme, la BD permet donc d’aborder des thématiques sensibles, voire épineuses, sans pour autant prendre la tête de celles et ceux qui la lisent. Quant au fait de savoir si c’est du féminisme, la question reste ouverte. « L’important, c’est le contenu, pas l’étiquette », insistent Thomas Mathieu et Juliette Boutant, les deux auteurs des « Crocodiles sont toujours là », un album de témoignages de femmes victimes de harcèlement sexuel (en rue, au taf, dans le couple, chez le gynéco, partout). « Mais c’est clair qu’en me lançant dans cet ouvrage, j’ai lu beaucoup de livres sur le féminisme, afin d’avoir toutes les clés pour comprendre », avoue sans sourciller notre homme… « Et même si ça devient une mode, c’est pas plus mal ! », renchérit Lili Sohn. Pas question cela dit, pour notre libraire de Slumberland, de ranger ces BD sur un étal à part : « Si on ne mélange pas les hommes et les femmes, il n’y aura pas de petits ! », s’exclame-t-elle en redressant une pile de Catel. Mode ou pas, la BD reste en tout cas un support attrayant et abordable pour sensibiliser le grand public aux causes féministes… N’en déplaise aux vieux Schtroumpfs et aux petits reporters d’idées fixes.
Les 5 auteur.e.s à lire absolument
Liv Strömquist
Qu’elle croque le patriarcat (« Les sentiments du prince Charles »), dresse le portrait des « femmes de » (« I’m every woman ») ou chante la foufoune électrique (« L’origine du monde »), la Suédoise Liv Strömquist clashe le sexisme avec beaucoup d’humour et d’érudition. Aux éditions Rackham.
Catel (& Bocquet)
Ses « biographiques » extrêmement documentées de « clandestines de l’Histoire » (Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges et Joséphine Baker) se lisent comme des romans, et rappellent que la « mentrification » ne date pas d’hier… Passionnant et instructif. Aux éditions Casterman.
Emma
C’est grâce à elle si le concept de « charge mentale » est devenu viral (mais oui, vous avez posté sa BD sur FB il y a deux ans). Comme quoi, des petits « dessins moches » valent souvent mieux qu’un long discours… Et nous donnent à voir le monde autrement. Aux éditions Massot (sa série « Un autre regard ») et son blog (emmaclit.com).
Mirion Malle
Déconstruire et dénoncer les clichés et les réflexes de genre (« La ligue des super féministes »), passer la pop culture à la moulinette féministe (« Commando culotte ») : les BD de Mirion Malle sont l’antidote parfait à la beauferie ambiante. Über cool et drôle. Aux éditions La ville brûle et Ankama.
Juliette Boutant & Thomas Mathieu
Recueillir le témoignage de femmes harcelées par des hommes… dessinés en crocodiles (deux BD et un Tumblr). Un twist graphique qui nous donne à voir le point de vue féminin, dans une société où les crocos se croisent à tous les coins de rue. Salutaire et nécessaire. Aux éditions Casterman.
Allez faire un tour sur bdegalite.org, le site du « collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme »
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