Conséquence de la confusion galopante entre la vie publique, la vie privée et l’intimité alimentée par les réseaux sociaux, à gérer une ambivalente nonchalance qu’on voudrait toujours super chic, les tenues d’intérieur et le pyjama de jour fleurissent en ville. Pour le meilleur, et pour le lit.
« La tendance « lingerie portée en vêtement » a officiellement été démocratisée par Madonna, avec ses corsets signés Jean-Paul Gaultier, à la fin des années 80 », analyse Carole Lambert, Brand Design Manager de PrimaDonna. Mais bien avant le Blond Ambition Tour, le 7ème art s’était permis des intrusions dans le secret des dressings qui gardaient jusqu’ici leurs portes closes.
La version habillée du déshabillé
Olivier Theyskens, maître dans l’art de sublimer la féminité en gainant le corps dans des évocations de guêpières tissées de pouvoir non-ostentatoire, rappelle que « le cinéma a commencé dès ses origines à filmer des femmes dans leur chambre, là où la beauté hollywoodienne s’alliait à l’érotisme. On a montré les mules, les soies et les satins, on est entré dans l’intimité du soir. »
Les Belges ont un talent singulier pour cultiver l’élégance de l’intérieur : des peintures de l’Age d’Or où les portraits étaient saisis dans la subtilité d’un décor plus dépouillé que dans la peinture florentine par exemple, jusque dans le savoir-faire des créateurs de mode qui ont été nourris d’une tradition du luxe rationnalisé. Dries Van Noten a fait du kimono le nouveau trench-coat, et Haider Ackermann a transfiguré le pantalon de pyjama de soie rayé en bas de smoking. A l’extrême pointe du luxe, Carine Gilson conçoit depuis 30 ans une lingerie précieuse, mariages de tradition et d’innovation, de dentelle et de soie, fabriqués dans son atelier bruxellois. Signe des temps, désormais, sa Maison décline aussi l’esprit « lingerie » en smokings.
De la chambre au salon, jusqu’au cocktail
Marie Paule Minchelli, directrice artistique d’Eres, estiment que les tenues d’intérieur ont évolué vers un vestiaire de ville « car les femmes ont envie d’être élégantes en permanence, autant chez elles qu’à l’extérieur. Elles sont plus actives, et à la recherche de tenues plus cocooning, plus agréables, elles ont besoin de silhouettes multifonctions. Notamment grâce à des pièces basiques en matières intemporelles, qu’elles peuvent détourner, comme le cachemire. Le corps a changé, les formes ont évolué. La féminité d’aujourd’hui a besoin d’embrasser toutes les facettes d’une personnalité, et de les rassembler. »
Symptôme de l’époque alimenté par les réseaux sociaux, on étend notre chambre au monde entier, on fusionne tout, la lingerie et le pyjama sont sortis de la sphère du privée pour s’inscrire dans la sphère sociale et parfois, l’intime se marche sur le peignoir. Concrètement au quotidien, on peut porter une nuisette sous un bomber fin, ou sous une grande chemise blanche, voire un haut de pyjama sur un jean « mum », ou plus littéral dans la séduction, un slim de cuir. Dans tous les cas, on surveille sa coiffure, nickel, pas « tombée du lit ». Inutile aussi de laisser apparaître bretelles de soutien-gorge ou cordon de pantalon à la japonaise : avoir l’air d’une belle plus du tout endormie, ça va de toute façon réveiller le désir.
Se balader dans la rue comme si on sortait du lit ?
Marc Jacobs arrivant à un défilé comme s’il sortait de son lit, c’est la version soft ; Rihanna, Rita Ora, Kim K se promenant en mini-nuisette, c’est déjà plus osé. Indécent ? Non, c’est plus subtil : impudique. Comme l’époque. Donc, en plein dans la tendance. Pour Marie Paule Minchelli, il n’existe pas vraiment de limites au pyjama de ville, « il suffit de le détourner, côté smoking pour le soir avec un joli soutien-gorge ou body en dessous, ou beachwear en dissociant le haut et le bas pour un effet plus décontracté. On peut désassembler le bas et le haut, porter la chemise avec un jean pour un look casual-chic, et décliner le pantalon avec un pull ou une veste pour la journée ». La tenue de nuit portée le jour, on peut s’y initier en douceur, mixée avec des pièces complémentaires.
Carole Lambert constate que dans les habitudes des modeuses, le pyjama proprement dit recule, tandis que la lingerie en organza s’expose de plus en plus, portée avec une maille épaisse : « le décalage est toujours intéressant, et cette interprétation de la lingerie visible s’installe. Chez PrimaDonna, le body fait un boum ces derniers temps, interprété sous des pièces volumineuses et transparentes. En outre, le public du body rajeunit ». Longtemps, cette pièce « bourgeoise » mais pas encore néo, faisait «chique Madame ». « Désormais, c’est parfaitement assumé pour sortir, et sa côte grimpe parallèlement à celle du pantalon taille haute. »
Un outil de séduction à (d)oser
Ce vestiaire détourné invite à soulever le voile, le drap en l’occurrence, sur nos habitudes intimes. Dans sa réflexion créative, Olivier Theyskens n’a jamais versé dans la séduction facile ou la vulgarité, alors que virtuellement, l’époque le permet et le promeut : « on est entré dans un monde de surexposition du corps, où l’on valorise des attitudes hyper sexy, et où il devient sobre et élégant de s’attarder sur la subtilité et la réalisation d’une guêpière, d’un corset ou d’un soutien-gorge. Dans mes collections, j’évite le côté affriolant, il y a une rigueur dans les lignes et les matières. C’est une élégance presque désexualisée. Jean-Paul Gaultier interprète la lingerie-vêtement avec une connotation plus coquine ; chez moi, c’est plus chaste, mais c’est également une posture qui rend ces lignes potentiellement encore plus suggestives ».
La sexyness comme un anachronisme, pour une culture qui a dépassé la posture intemporelle. Le créateur a toujours insufflé de l’Histoire dans la modernité. Carole Lambert estime de son côté que cette tendance qui s’installe correspond à une volonté d’assumer son corps. « Aujourd’hui, c’est une réappropriation de féminité, voire une démarche féministe. Il est notoirement plus sexy de suggérer, que d’être complètement dénudé. Je vois d’ailleurs une évolution dans la manière dont on utilise ces codes « lingerie ». Le soutien-gorge qui dépasse du blazer, c’est déjà trop vu. Désormais, le caraco met en avant l’organza ample que l’on dépose par-dessus ».
Le paradoxe de la génération tee-shirt
Le pyjama véhicule une idée nostalgique, à une époque où tout le monde dort en T-shirts. Cette pièce à connotation rétro re-séduit une génération qui est pourtant directement passée de la turbulette aux caleçons pour dormir, avec éventuellement un bref passage par la grenouillère aux imprimés supers héros. Voici que devenus jeunes adultes, ils rêvent de pyjamas pour sortir. Une tendance relancée par Gucci depuis l’arrivée d’Alessandro Michele en 2015. Il a pris le parti, dès sa deuxième collection en tant que directeur artistique, de mixer les influences et les époques, pour peu que l’ensemble fasse Byzance, les broderies de nuit et les codes ostentatoires du bonheur domestique (avec le meilleur des lignes baba cool et de l’âge d’or d’Hollywood). Le cocooning a cessé de s’exprimer en jogging, pour verser dans la soie. De la nonchalance, mais aucune négligence.
Edouard Vermeulen, fondateur de la Maison Natan, nuance cette tendance : « pour nous, le plus important reste toujours la féminité, avec des matières au toucher agréable. Nous créons des vestes peignoir, des manteaux flous à porter sur pantalon ample, des chemisiers de satin, toujours avec douceur et souplesse, mais sans verser dans la lingerie littérale. Je préfère aborder l’élégance du masculin-féminin, avec un col châle ou une robe fluide et soyeuse, qui ne sera pour autant pas associé à une nuisette ». Chez Natan, l’idée du détail lingerie reste un clin d’œil, qui ne verse pas dans la tentation marketing du moment. Edouard Vermeulen analyse ce nighware de jour comme « une tendance momentanée, qui est arrivé par la matière, et la réinterprétation des belles soies italiennes. Dans les années 30, on interprétait l’élégance en chambre avec des tuniques de soie crème et les cheveux crantés, désormais, on plébiscite les pyjamas passepoilés ». Avant qu’une autre tendance ne chasse celle-ci de son lit, la mode relance donc ses propres circuits.
En kimono ou caraco, on peut encore dormir et danser sur nos deux oreilles.
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