Accros au sexe, ils ont longtemps été considérés comme des déviants ou frappés par le tabou. Aujourd’hui et avec l’aide de la psychologie moderne, ils s’extirpent tant bien que mal d’une vie marquée par la dépendance sexuelle et réinventent leur désir.

Les yeux grands ouverts, allongé dans ses draps bleu ciel, sa main se pose inconsciemment sur son sexe. C’est ainsi que commence sa journée, le regard perdu dans le blanc du plafond. Hier soir, il y avait une prostituée avec lui dans ce lit, mais ce matin, un coup de poignet suffira. Dans le métro, il croise cette jolie rousse qui le fixe, avant de s’envoler de la rame bondée. Loupé. Il se masturbe ensuite dans les toilettes du bureau, et en rentrant chez lui, s’envoie un porno. Plus tard dans la soirée, après quelques verres entre collègues, il y aura une autre fille – prise dans une ruelle cette fois. C’est la journée type de Brandon, incarné par Michael Fassbender dans « Shame », l’un des films les plus marquants de Steve McQueen. Le quotidien d’un accro au sexe décrit aussi crûment que précisément.

À sa sortie en 2011, l’histoire est interdite au moins de 17 ans, contenu explicite oblige. Pourtant, le film a une haute valeur pédagogique : pour la première fois ou presque, on y tire le portrait d’une addiction comportementale – « sans substance ». On connaissait les alcooliques, les toxicomanes, mais pas les drogués du sexe. Pourtant, ils existent, comme les acheteurs compulsifs, les accros au jeu ou encore les victimes de troubles alimentaires. Les « toxicomanies sans drogue » ont été décrites pour la première fois dans les années 50 : une dépendance à une expérience plutôt qu’à une substance. Même si elles ne sont pas toutes reconnues comme maladies, elles font partie de ce qu’on appelle instinctivement les « nouvelles addictions » : celles qui évoluent avec notre société ou émergent enfin dans la conversation, après être passées sous silence pendant des siècles.

De séducteur à addict

Reste que ces dépendances sont aussi sérieusement caractérisées que celle d’un héroïnomane. Mélanie Saeremans est psychologue au CHU Brugmann et spécialiste des addictions. D’après elle, la dépendance, c’est la pratique qui finit par échapper à tout contrôle. « La priorité est accordée à cette activité au point qu’elle prend le pas sur d’autres centres d’intérêt et les activités quotidiennes. Elle rogne sur ce qui est important pour nous », explique-t-elle. « Sa poursuite va croissant, en dépit des conséquences négatives. C’est toujours plus, toujours trop. » Du désir et du plaisir, l’addict passe au besoin, irrépressible. On s’étonne tout de même qu’il ait fallu attendre les années 90 et le travail d’un psychiatre américain du nom d’Aviel Goodman pour faire un lien clinique avec le sexe. Avant, on l’appelait « don juanisme » – romantique – ou « nymphomanie » – misogyne.

Aujourd’hui, la description de l’addiction au sexe est plus précise : elle se caractérise par « une pratique de la sexualité 5 à 15 fois par jour, pendant plus de six mois, dès l’âge de 15 ans. Entre 3 et 6 % de la population adulte présenterait les caractéristiques de l’addiction sexuelle, trouble prédominant chez les hommes, indépendamment de l’orientation sexuelle », analyse une étude de la « Revue médicale de Liège ». La dépendance sexuelle concerne toutes les classes sociales et touche des personnes entièrement dévouées à un seul objectif : obtenir leur « dose » de sexe, à travers des relations « frénétiques, dissociées de tout sentiment », mais qui les laissent toujours sur leur faim. Pas de raccourci pourtant : « Aimer regarder les films porno, utiliser des sex-toys ou aller dans des salons de massage ou clubs échangistes pour expérimenter une autre sexualité que celle vécue dans le couple n’est pas un problème. (…) Aimer le sexe n’est évidemment pas pathologique, même en grande quantité », expliquent les psychiatres et psychologues, mais également sexologues François-Xavier Poudat et Marthylle Lagadec dans leur livre « Sexe sans contrôle ». Vous pouvez aimer aller au restaurant plus que de raison ou consommer davantage que vos 2.500 calories par jour, cela ne fait pas pour autant de vous un boulimique.

Trauma et pansement

« J’ai été sexuellement très actif tôt, et à 17 ans, je me prostituais occasionnellement. Je côtoyais des cercles “particuliers” et j’avais des pratiques assez extrêmes », se lance Arnaud – dont le prénom a été modifié. À 48 ans, cet ancien comédien professionnel peut le dire : il sait ce qu’est l’addiction sexuelle. Elle a d’ailleurs toujours été là. « Quand j’avais dix ans, je le sentais déjà. Après, il y a des évènements qui sont très marquants pour moi. Quand je jouais une pièce, mon objectif, c’était de pouvoir baiser – avant et après. Je me souviens d’une fois après une représentation, je me suis retrouvé avec trois filles dans une chambre, seulement pour me rendre compte qu’au fond, aucune d’elles ne m’attirait. Mais ça n’avait pas d’importance, au contraire : j’avais besoin qu’elles me dégoûtent pour pouvoir faire ce qui m’excitait vraiment. Je ne pouvais pas regarder en face mon désir, que je trouvais obscène. »

Arnaud a toujours été désirable – ce qui n’a rien arrangé. Un physique vif et un esprit qui l’est tout autant, doublés du charisme d’un aimant. Il fait moins que son âge et selon lui, ça a été un fantasme pour toute une série de personnes avec qui il a partagé un lit. Il voit le malaise, bien sûr, aussi. Mais des fardeaux, il en a vu d’autres, bien plus graves : « Enfant, j’ai été victime de ce qu’on peut qualifier d’abus sexuels par deux membres de ma famille. Ça n’a pas aidé à donner un cadre à ma sexualité, même si tout cela, je l’ai longtemps enterré. » Un passé traumatique que l’on retrouve chez de nombreux addicts, d’après les spécialistes de la question Marthylle Lagadec et François-Xavier Poudat. « Chacun fait ce qu’il peut pour s’en sortir : on ravale, on crie, on est malade, on intellectualise, on se révolte ou on s’accroche à ce que l’on peut pour surnager et éviter de couler ; les addictions comportementales sont ces bouées artificielles pour guérir en apparence, ce sont des sortes de médicaments pour gérer. Ce “comportement pansement” (…) procure un shoot de plaisir immédiat, rapide, rassure et crée une parenthèse dans la vie de la personne, jusqu’à y occuper une place privilégiée. »

dépendance sexuelle

Sauf que ça ne soulage qu’un temps. À un moment donné, il finit par devenir le mal lui-même, une nouvelle source d’angoisse et de mal-être. Les conséquences de l’addiction sexuelle sont nombreuses, du risque d’IST à la honte, la culpabilité et la dépression. Pour Arnaud, en couple au pic de son addiction, ça voulait également dire entraîner quelqu’un dans sa chute. « Je vivais tout ça dans le mensonge. Avec mon ex-compagne, on faisait l’amour de manière extrêmement classique et assez peu. Elle pensait que ça ne m’intéressait pas. C’était comme une double vie – un déchirement. Je vivais dans un monde de mensonges. Je faisais des trucs extrêmes, et je ne pouvais en parler à personne. Et ça, ça m’a mangé de l’intérieur. Ça m’a dévoré pendant des années. »

Anorexie sexuelle

Et tout est devenu d’autant plus terrible avec l’arrivée d’internet. Les études suggèrent d’ailleurs une augmentation du trouble depuis l’apparition de ses nombreux sites pornographiques – 190 millions selon le livre « Le sexe sans contrôle ». « Avec internet, tout s’est emballé. Il m’est arrivé d’avoir sept, huit rapports sexuels dans une même journée. » À l’époque, quelque chose se brise chez Arnaud. Il entre alors, contre toute attente, dans une période d’« anorexie sexuelle ». « J’avais perdu toute connexion émotionnelle avec la sexualité. Je ne savais plus faire l’amour et en même temps, j’avais ce besoin énorme, compulsif. J’ai fait une dépression grave. J’étais dans un conflit émotionnel si fort que ma réponse instinctive, ça a été de décider de tout arrêter. » Moins de relations, mais une activité toujours aussi intense : « Je me masturbais tellement dans ces périodes-là, pour évacuer toute cette énergie sexuelle, qu’il m’arrivait de me blesser le sexe. Le porno en ligne n’aidait pas. Il m’est arrivé de passer des journées entières à ne faire que ça. Et ça me mettait dans des états de colère incroyables. Quand ça fait six heures que tu te branles, tu as soit envie de te tuer, soit de tuer quelqu’un. Ça rend fou. »

Il devient violent, colérique, et décide alors d’entamer une thérapie. Au moment d’aborder le sujet, sa voix tremble. « J’étais déjà dans un très grand jugement moral par rapport à moi-même. Et au lieu de me dire “Vous avez des besoins sexuels trop lourds pour vos besoins émotionnels”, ma thérapeute m’a dit :“C’est mal, il faut arrêter.” Ça m’a fait creuser dans ma propre culpabilité. Sa morale m’a achevé. »

No more « Shame »

Car s’il y a bien un domaine qui se heurte sans cesse à la question de la norme, c’est bien la sexualité. « Dans l’esprit commun, le dépendant sexuel est souvent identifié comme pervers, obsédé sexuel », expliquent les auteurs du livre « Sexe sans contrôle ». Rien qui ne puisse aider une personne dépendante à sortir de son addiction, forcément, et il faudra près de quinze ans à Arnaud pour retourner en thérapie – cette fois, avec une sexologue. « Elle a traité la chose totalement différemment et m’a fait sortir de tout ça. Elle m’a fait voir que mon problème, ce n’était pas la façon dont je couchais. Non, ce n’était pas le désir, mais l’équilibre émotionnel qui manquait à toutes ces relations. » Il suit alors les recommandations d’usage : un suivi psychologique, auquel on ajoute souvent une thérapie de couple et des séances en groupe, comme chez les « Sexoliques anonymes », présents en Belgique. « Ce qui a été vraiment fondamental dans ma deuxième thérapie – et encore aujourd’hui –, ça a été la partie analytique. Je fais du sport, aussi. Je m’oblige à avoir des moments et des lieux intimes, personnels et je me force à ne pas dire sans arrêt que “ça va”. Mais c’est une lutte de tous les jours », confie Arnaud.

Aujourd’hui, il assume. « Je peux dire que j’aime le sexe. Mais parce que je le valorise, j’en fais de vrais moments. Pour moi, c’est comme manger ou boire de l’alcool : c’est un partage. C’est une activité sociale. J’ai appris à la contrôler et je me suis rendu compte à quel point c’est meilleur. À l’inverse, pendant tout un temps, j’ai eu l’impression d’être cette personne prise en flagrant délit en train de manger du gâteau dans le frigo, au beau milieu de la nuit. » Ce qu’il qualifie de « sexualité morbide » est désormais derrière lui. Mais avant toute chose, c’est mettre un nom sur son addiction qui a aidé Arnaud. « Ça m’a apaisé et m’a permis de m’adresser à mes vrais problèmes. L’intensité de ma vie sexuelle, ce n’est pas moi qui l’ai choisie. C’est comme ça. Par contre, c’est à moi de choisir comment la vivre. J’ai rencontré des gens, notamment des partenaires avec qui j’ai pu partager autant un désir sexuel qu’une connexion émotionnelle. Et ça, ça a changé ma vie. »

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