Pour cesser de se cacher, ils ont dû perdre un foyer. Mais au Refuge, ces jeunes LGBTQ apprennent à pouvoir compter sur leur communauté — une nouvelle famille pour une nouvelle vie.

Il n’y a pas de nom sur la sonnette. Ce matin-là, le doigt sur l’interphone, on hésite devant la belle façade blanche et la porte cossue. Une jeune femme passe la tête par la fenêtre de l’étage, pour s’assurer de l’identité des visiteurs. Elle nous fait entrer : nous sommes bien au bon endroit. Par la porte vitrée de ce qui avait dû être autrefois une salle à manger, on entraperçoit un jeune homme. Il se frotte furtivement le visage en nous voyant. « Désolée, c’est une urgence », explique la femme, avant de nous laisser avec un verre d’eau dans la cuisine. Elle ne réapparaitra qu’une heure plus tard.

« Le père d’Adam* veut qu’il soit parti de chez lui pour la fin du mois », annonce-t-elle en s’asseyant. Céline Van Den Hede, 32 ans, est la coordinatrice sociale du Refuge, une initiative bruxelloise qui offre un hébergement d’urgence à des jeunes LGBTQ en rupture familiale — comme Adam. Le garçon à peine majeur l’a contactée sur les réseaux sociaux, après que son père a découvert des messages qu’il échangeait avec son petit ami. « La première chose à faire quand ils débarquent, c’est leur dire qu’ils n’ont rien fait pour mériter ça. Se faire insulter, se faire frapper pour ce qu’on est, ce n’est pas normal. Tout ce que veut Adam, c’est trouver sa place dans la société ». Pour l’instant, le jeune homme peut encore compter sur l’aide de certains membres de sa famille. « Tous ne viennent pas forcément pour un logement. Certains jeunes ont simplement besoin d’un soutien juridique ou administratif, ou d’être accompagnés parce qu’ils préparent leur coming out », explique le porte-parole de l’association, à des milliers de kilomètres de là.

En déplacement et accroché au wifi d’un aéroport africain, Dimitri Verdonck raconte la genèse du Refuge qu’il a fondé à Bruxelles : « On a commencé à se pencher sur la problématique en 2011. À l’époque, un petit réseau informel s’était déjà organisé autour de jeunes LGBTQ dans le besoin. Mais c’était des solutions individuelles et ponctuelles. Honnêtement, on ne comprenait pas : il y avait un vrai problème et normalement, c’est aux pouvoirs publics d’organiser ça ». Dimitri Verdonck sait de quoi il parle, après une quinzaine d’années passées à conseiller des personnalités politiques en parallèle de ses engagements pour les droits humains, la solidarité et la coopération. « En 2018, ça avait déjà trop tardé. On s’est dit, ‘maintenant, on y va’ ». Le porte-parole de ce qui deviendra le Refuge décroche alors un premier appartement qui permettra d’abriter quatre personnes et le soutien du bourgmestre Philippe Close.

À l’abri du danger

« C’est toujours le même schéma, quand ça se passe mal : le réseau des amis ne fonctionne qu’un temps, puis ces jeunes finissent par se retrouver à la rue. Et la rue est dangereuse. On veut leur éviter les agressions, la violence, les problèmes d’alcool et de drogue, la prostitution », décrit Dimitri. Sa collègue prend le relai, dans les bureaux du Refuge : « Notre but premier, c’est de lutter contre l’exclusion. Garder ces jeunes dans la société. Le Refuge est une étape pour leur permettre de mettre de l’ordre dans leur vie », explique Céline, qui travaille quant à elle à organiser celle des quatre lieux d’hébergement dont ils disposent désormais : un studio individuel, un appartement pour quatre jeunes, un logement pour une ou deux personnes et depuis peu, une maison à partager à sept. En un an seulement, 90 jeunes ont été reçus, une trentaine accompagnée et 20 logés. La règle suprême : ne jamais donner l’adresse à qui que ce soit, sécurité oblige.

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Mais si certains parents peuvent être violents, la plupart ne veulent tout simplement plus entendre parler de cet enfant « différent ». Difficile à concevoir en Belgique, pays classé deuxième du top des cadres légaux favorables aux lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et queers (LGBTQ). Et pourtant, selon une étude de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne publiée en 2013, un acte de violence sur quinze perpétré sur une personne LGBTQ « l’a été par un membre de la famille ou du ménage de la victime ». Près de la moitié des personnes interrogés ne parlent d’ailleurs pas de leur identité de genre ou de leur orientation sexuelle devant des membres de la famille. « Moi aussi, ça me parait dingue que ces discriminations soient encore si présentes », s’inquiète Céline Van Den Hende. « Et pour ces jeunes, c’est vécu de manière très viscérale. La famille, c’est un socle, un endroit où on pense qu’il y aura toujours de l’amour. Ce rejet, c’est une pierre qu’ils vont porter toute leur vie ».

Libres, avec les autres

Un autre quartier et une autre sonnette anonyme. Derrière la porte qui s’ouvre, un beau garçon aux cils longs et au sourire franc. Curtys nous fait traverser le couloir de l’appartement où, à cette heure, ses colocataires dorment encore. Ce logement du Refuge est le fruit d’un partenariat avec la Communa, une ASBL qui transforme des bâtiments temporairement inhabités en communs. Le jeune homme de 21 ans, assis sur son lit moelleux, se souvient de son coming out : « Je me suis disputé avec ma grand-mère et sur le coup de la colère, j’ai envoyé des SMS à tous les adultes de ma famille. J’ai tout dit. À la base, j’avais décidé d’attendre d’avoir mon diplôme du secondaire, mais je suis impulsif. Il y a eu des pleurs, de la colère… Mais moi, c’est comme si ça me traversait. J’étais juste soulagé. Vraiment, j’ai senti un poids s’envoler de mes épaules. Je me sentais enfin bien, même si autour de moi, c’était le chaos. Puis la situation a dégénéré. J’ai pris mes affaires, et je suis parti avec la police ». Nous sommes en janvier 2018, et Curtys a alors encore un semestre à tenir avant d’obtenir son CESS. Malgré la crise et sur les conseils de sa mère et sa sœur, il accepte donc de rentrer au domicile familial. La tension est quotidienne, l’ambiance lourde. « Je suis reparti le 31 juin, le dernier jour de l’année scolaire ».

À l’époque, Curtys peut encore compter sur une amie ou une tante, sur les canapés desquelles il dort. « J’ai été à droite et à gauche pendant un an », calcule-t-il. Car le Refuge gère d’abord les urgences : « Quelqu’un qui dort dans la rue est prioritaire », décrypte Dimitri Verdonck. « Mais si un jeune dont les parents sont violents débarque après une dispute, on lui donne un toit, en se disant que l’autre sait comment se débrouiller. Honnêtement, ces décision sont terribles à prendre. On s’était fixé dix places, mais on est constamment en train de refuser des gens ». Son propre réseau épuisé, Curtys a finalement pu trouver une place au Refuge il y a trois mois. « C’est une solution d’un an, qui peut être étendue à quinze mois. Mais j’espère trouver mon propre appartement avant ça ! » En attendant, il partage son quotidien avec trois autres jeunes LGBTQ. Il pointe la cloison qui le sépare de la chambre d’à côté. « Lui, je l’aime trop. Ça fait deux mois qu’on vit ensemble, mais c’est comme si on se connaissait depuis toujours. Quand on vit les mêmes choses, qu’on a les mêmes problèmes, c’est plus facile de créer des liens ». C’est aussi l’une des conditions d’accès au Refuge : la capacité à faire groupe. Curtys, de son côté, a toujours participé aux activités de sociabilisation de l’association. « J’en avais besoin. Ça me faisait du bien de savoir qu’il y avait des gens là pour nous. Puis certaines sorties permettent de prendre l’air, de souffler, de ne pas rester à la maison en déprimant. On va voir des films, on boit des verres, on parle, on prépare à manger en écoutant de la musique… On est là, ensemble ».

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« On avance »

Pour la première fois, ces jeunes apprennent à faire communauté sans compromis avec ce qu’ils sont. Un exercice pas toujours simple, explique Dimitri : « Ils sont cassés — quelle que soit leur histoire. Il faut donc avant tout leur faire reprendre confiance en eux et dans les autres ». La porte reste aussi ouverte aux parents qui voudraient venir se confier sur ce qu’ils traversent. C’est le cas de Nathalie, maman d’un garçon transgenre qui a beaucoup de mal à comprendre l’identité de son fils. Le Refuge l’a reçue et dirigée vers un groupe de parole pour parents. « Ce genre de discussion, c’est vraiment très émotionnel. On se rend compte qu’il y a des parents qui sont dépassés. Pour eux, c’est ‘trop’. Et leur solution, c’est alors d’éloigner le problème : leur enfant », analyse la coordinatrice sociale. Mais pour Céline, l’espoir est permis. « On avance », affirme-t-elle. L’initiative a fêté son premier anniversaire, fait désormais partie d’un réseau international de refuges et a reçu la visite de Nawal Ben Hamou, ministre du Logement et de l’Égalité des Chances. Les jeunes que l’association accompagne progressent, eux aussi. « Ils me marquent tous. Ce sont des jeunes avec des qualités énormes, même s’ils se prennent parfois les pieds dans le tapis. Mais c’est très fort de les voir évoluer, grandir. Parfois, je sors d’ici et je me sens heureuse parce que je sais qu’ils ont les ressources pour s’en sortir ».

Appuyé contre le mur de sa chambre, les jambes allongées sur son lit, Curtys rêve au futur : « Je me vois loin. Je veux vivre une vie confortable, en faisant ce que j’aime. Je veux être créateur. J’ai aussi envie d’être entouré de personnes qui m’acceptent tel que je suis. De gens positifs. Et puis après, avoir des enfants, tout ça… » Son prochain projet : une chaine YouTube, où il parlera de mode, mais aussi de son parcours. « Avant, j’étais quelqu’un d’assez égoïste. Aujourd’hui, je veux aider les jeunes de la communauté LGBT à se sentir acceptés, leur faire savoir qu’on est là. Si je regarde en arrière, c’est mon coming out qui m’a rendu le plus fier ces dernières années. J’en ai vraiment bavé. Et je ne savais pas que j’étais aussi fort ».

*Tous les prénoms des bénéficiaires du Refuge ont été changés pour protéger leur identité.

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