Sortir l’art de son cadre institutionnel, déplacer le musée dans le salon des voisins, inviter l’artiste à cré(ch)er à la maison, louer un Magritte pour épater la galerie : aujourd’hui, les chefs-d’œuvre quittent leur réserve pour s’inviter chez vous.
Nous sommes un dimanche pas comme les autres. Rosalia, Paolo et leur petite fille Nina accueillent les curieux dans leur salon, où trône fièrement, sur un chevalet, le « Portrait de Berthe Art ». Une peinture du fauviste Roger Parent que le Musée d’Ixelles a sortie, pour l’occasion, de son énorme collection. Les visiteurs d’un jour sont intrigués par le petit manège pictural de Rosalia, peintre à ses heures, occupée à reproduire le tableau dans une sorte de mise en abîme assez vertigineuse… Tandis que Paolo explique aux amateurs pourquoi ils ont choisi cette œuvre, sans pour autant s’improviser guide de musée. L’ambiance est chill, décomplexée, un responsable du musée veille au grain, mais n’impose pas son expertise. On est en bonne entente, entre voisins : tout se passe bien.
Un outil de cohésion sociale
Cette initiative exceptionnelle et inédite baptisée « Musée comme chez soi », on la doit donc au Musée d’Ixelles, qui profite de sa fermeture (jusqu’en 2023, le temps de tout rénover/numériser/agrandir) pour sortir ses collections et les confronter, les rendre vraiment accessibles, au public du quartier. « L’objectif, c’est de créer une cohésion sociale dans le voisinage, autour des collections du musée », précise Stéphanie Masuy, responsable des publics de l’institution. « Utiliser nos œuvres comme un outil de rencontre, connecter le musée à l’extérieur, bref construire un vrai projet participatif qui permet de repenser le rôle et les fonctions d’un musée au XXIe siècle. »
C’est un fait : que l’on parle d’« esthétique relationnelle », de « multiperspectivisme », d’« écomusées » ou de « musées de société », la tendance aujourd’hui, chez les conservateurs, n’est plus du tout du côté de l’élitisme… Au contraire, l’institution prend conscience du rôle sociétal qu’elle se doit d’endosser, et c’est dans cette optique qu’elle s’ouvre sur le monde qui l’entoure… Et a fortiori sur celui qui l’entoure directement, à savoir le quartier, les voisins d’à côté. « Un musée, ça ne doit pas être un coffre-fort ! », renchérit Stéphanie Masuy. « C’est important de partager tout ce patrimoine… Et de laisser les gens s’approprier nos œuvres, et le discours sur ces œuvres. » Une prise de risques qui paie puisque le musée a été récompensé du prix du Collectif d’entreprises mécènes aKCess de l’ASBL Prométhéa, qui distingue les « initiatives de médiation culturelle favorisant l’accès à la culture pour tous ». Une évidence.
De vrais ambassadeurs
En amenant ses collections dans des lieux dont la fonction première n’est ni l’exposition ni la conservation (genre ta cuisine ou ton salon), de vraies questions se posent donc quant au rôle et aux missions d’un musée... « Qu’est-ce que ça donne quand tes œuvres se retrouvent chez l’habitant ? Qu’est-ce qu’il en fait ? Qu’est-ce qu’il va en dire ? L’idée n’est pas de déplacer le musée chez les gens, mais de les laisser se l’approprier : ce sont eux les médiateurs, pas nous ! Ce sont eux qui choisissent l’œuvre (parmi 40 présélectionnées – tout de même – par le musée) et qui construisent le discours autour d’elle... Parce qu’on estime que leur voix s’avère tout aussi légitime que celle d’un expert ! Ça désacralise vraiment notre rapport à l’art, et c’est extrêmement riche ! Ils s’investissent à fond et font tous preuve d’énormément de créativité. » Comme ce tatoueur qui s’est entiché de la « Femme aux champs » d’Isidore Verheyden et qui l’expose au milieu de ses aiguilles, ou ce couple de musiciens qui a décidé de traduire en sons l’une des peintures abstraites de Jean Milo… En partant ainsi de leur propre vécu et de leurs impressions personnelles pour réfléchir à la façon dont ils vont présenter « leur » œuvre au public, ces hôtes d’un nouveau genre participent non seulement à la (re)dynamisation du quartier, mais également à la réinvention, délibérée, du musée et de son cahier des charges.
« On veut vraiment qu’il y ait un avant et un après “Musée comme chez soi” ! Parce qu’on ne pourra pas rouvrir de la même façon, après cette expérience magique... Il faut intégrer ces voix et pérenniser ces liens qui se sont tissés afin d’imaginer un nouveau musée, où les gens se sentent bien. On ne veut plus être l’institution anonyme au bout de la rue, mais un véritable espace de rencontre et de médiation. » Dont acte.
Attention : fragile
Au total, six éditions du « Musée comme chez soi » auront été mises sur pied (les cinquième et sixième en 2020), ce qui fait 60 œuvres chez 60 habitants du quartier (dix œuvres/hôtes par édition, vous comptez bien). Chaque fois durant un week-end : le samedi entre hôtes (+ les copains et la famille), le dimanche pour tout le monde. « Ils déposent l’œuvre le samedi matin et la récupèrent le soir, idem le lendemain », explique Paolo. « Et on ne peut ni cuisiner (du chaud) ni fumer... » Et tenir les enfants (et les animaux) à l’œil. « Mais bon, c’est normal, ce sont de vraies œuvres d’art ! » Et Stéphanie Masuy de souligner (mais on s’en doute) que les hôtes les « chouchoutent ». « Il y en a même qui se lancent dans de vraies investigations, qui contactent l’artiste, et c’est super, parce que ça enrichit aussi nos propres connaissances de l’œuvre ! » Et ce point de vue extérieur, subjectif à mort, permet également au musée de modifier son regard sur ses propres œuvres, qui prenaient un peu la poussière dans ses réserves...
« C’est en effet un problème que rencontrent beaucoup de musées : comment valoriser son fonds permanent de collections ? Parce qu’on sait que ce qui ramène du public, ce sont les expos temporaires... Un projet comme celui-ci permet d’offrir une nouvelle vie à toutes ces œuvres, dans un cadre inédit. »
Une première dans le secteur ?
Le concept même d’« art à la maison » ne date pas, lui, d’aujourd’hui... On se souvient évidemment des fameuses « Chambres d’amis » de (feu) Jan Hoet, le directeur du Museum van Hedendaagse Kunst de Gand (désormais S.M.A.K.), dont l’objectif consistait à faire sortir l’art de ses lieux habituels. Autrement dit, de l’accueillir, comme à Ixelles, chez le particulier, dans une vaste réflexion autour de la porosité entre espaces public et privé, art consacré et quotidien de « philistins »... Sans oublier les « Rencontres chez un voisin » organisées par Laurent Busine, l’ex-directeur du Mac’s au Grand-Hornu, qui s’invitait chez les gens d’en face et d’à côté, tableau sous le bras, afin de les sensibiliser à l’art contemporain...
Quand l’artiste s’incruste
Un autre projet original qui va encore plus loin, c’est l’ArtBnB du BRASS, le centre culturel de Forest. L’idée : inviter des artistes chez l’habitant en immersion pendant une ou deux semaines, dans une optique de co-création totale. « Et c’est vraiment non négociable ! », prévient le boss du BRASS, Frédéric Fournes. « L’objectif, c’est vraiment qu’en sorte une œuvre inédite et spécifique à ce temps de cohabitation. » Qui sera ensuite présentée au public pendant le Parcours d’artistes organisé par la commune en octobre 2020.
Organisée dans le cadre d’un contrat de quartier (à l’instar du « Musée comme chez soi »), cette initiative compte donc également impliquer les voisins, et plus précisément « les plus éloignés de l’offre culturelle en général ». Parce que, comme le rappelle Frédéric Fournes, « un centre culturel a pour mission de mettre l’habitant au cœur de son projet et de favoriser son émancipation par l’art et l’accès à la culture ». Bref, d’être utile à la population, et pas seulement à l’artiste. C’est d’ailleurs dans cette optique précise que les artistes se voient sélectionnés selon leur approche « relationnelle » de leur discipline : « Nous privilégions ceux qui s’inscrivent dans une vraie dynamique de générosité, et qui sont prêts à se remettre en question dans un contexte social qui n’est pas le leur. Ils ne doivent pas avoir peur d’être déstabilisés ! » La plupart d’entre eux, évidemment, s’en réjouissent, puisque l’inconnu, l’inhabituel, l’inconfort, n’est-ce pas, s’avèrent d’inestimables sources d’inspiration…
Rendez-vous dans un an pour juger sur pièce, et d’ici là, n’oubliez pas : l’art a besoin de nous comme nous avons besoin de lui… Et s’il peut embras(s)er nos vies, on dit oui.
Louer un chef-d’œuvre
À l’Artothèque de Wolubilis (Woluwe-Saint-Lambert), vous pouvez carrément emprunter une œuvre d’art pour une période d’un à six mois, parmi plus d’un millier de références, et pas des moindres : il y a du Magritte, du Delvaux, du Brodzki, du Somville, du Zurstrassen, de l’Anto Carte, et on en passe. Coût de l’emprunt : 10 € par mois (sauf pour les œuvres dont la valeur de vente est supérieure à 1.000 € : dans ce cas-là, c’est 1 % du prix de vente) et une cotisation annuelle de 50 €… Pas cher !
« Notre volonté, c’est vraiment d’amener le public à réfléchir sur ce qu’est l’art aujourd’hui », insiste Brunella Danna-Allegrini, la gestionnaire de cet espace de prêt singulier. « Nous ne sommes pas dans une optique de consommation, mais plutôt dans la sensation, l’émotion, l’expérience… Comment le public se positionne-t-il par rapport à ce médium élitiste qu’est l’art contemporain, et comment peut-il y apporter sa participation ? » On le voit, la médiation a la cote dans le secteur de l’art… « C’est avant tout un lieu de découverte artistique, pas un magasin de déco. » Je prends le Matisse, là, vous me l’emballez ?
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