À 37 ans, Mary Katrantzou gère sa maison de mode indépendante en plein essor comme elle a toujours équilibré ses relations avec ses collaborateurs : à l’écoute et avec détermination. D’Athènes à Londres jusqu’à Mumbai où elle a reçu un prix en décembre, la créatrice-entrepreneuse nous partage sa philosophie du business.
Son parcours est exemplaire. Indépendante par culture familiale, infatigable bosseuse, Mary Katrantzou possède l’intelligente humilité de ceux qui bâtissent pour durer : elle sait s’entourer et apprendre de ses mentors. Elle a quitté Athènes en 2003 pour étudier l’architecture à la Rhode Island School of Design (sa mère est décoratrice d’intérieur, son père ingénieur textile), avant de bifurquer vers un cursus en création de mode, au prestigieux Central Saint Martins College de Londres. Diplômée en 2008, elle a fondé sa marque la même année. En douze ans, revendiquant une croissance internationale notamment grâce à un entourage ultra-motivé et compétent, elle a imposé son identité luxueuse aux imprimés imprégnés d’art et d’innovations ultra-colorés, dans un marché qui ne laisse pas beaucoup de temps aux aspirants entrepreneurs pour convaincre. « Je me sens très chanceuse de mener une carrière d’entrepreneuse aujourd’hui. En tant que femme, il existe d’incroyables opportunités. On doit se soutenir entre nous, et accepter que si la façon dont nous avons été représentées dans le monde des affaires a longtemps été biaisée, le regard qu’on porte sur notre place dans le business global a changé depuis une vingtaine d’années. Il existe de multiples occasions de se développer pour les femmes entre- preneuses, surtout si elles savent bien s’entourer. »
En 2018, Wendy Yu, businesswoman chinoise, a investi des fonds, pour une participation minoritaire, dans la marque qui reste indépendante dans sa gestion et sa direction stratégique. La même année, la Maison a fêté ses dix ans d’activité avec une rétrospective au Musée d’art contemporain de Dallas, un grand défilé pour marquer l’occasion, et une collaboration avec Victoria’s Secret. Distinguée en 2011 par le British Fashion Award for Emerging Talent, Mary Katrantzou a remporté quatre ans plus tard le prix du Vogue/BFC Fashion Fund, avec une dotation de 225.690 euros. Depuis, Poppy Delevingne, Alexa Chung, Keira Knightley, la surpuissante Anne Dello Russo, les sœurs Jenner, Diane Kruger ou Cate Blanchett plébiscitent ses créations affûtées, un brin spectaculaires, quoique parfaitement urbaines, aux prints colorés assertifs. D’ailleurs, la presse l’a surnommée « la reine des imprimés ». Fleurs « papier peint », fresques en trompe-l’œil, Mary Katrantzou crée des œuvres picturales à partir d’outils digitaux et d’inspirations classiques. Parfois, littéralement, elle fait dans la dentelle.
Pour l’été prochain, la créatrice a imaginé une collection de divinité grecque. Elle a fait du podium un temple, de ses mannequins des muses porteuses d’œuvres graphiques extraordinaires, plus « couture » que prêt-à-porter, et pourtant. L’exceptionnel comme langage du quotidien, pour rendre universelles les cultures mêlées des civilisations artistiques – et scientifiques – occidentales. Des imprimés comme des mosaïques, le symbole historique de la médecine en motif, des cartes nautiques pour retrouver notre chemin dans le monde de demain, et les contours mystiques brodés de l’infini si logique de Pi ; Mary Katrantzou habille nos questions philosophiques, et nous offre des collections comme des équations : nécessaires pour comprendre l’époque qui nous arrive, et éloquentes pour dire à quel point on va l’adorer.
Vous avez été lauréate de nombreux prix prestigieux. Est-ce que cela a concrète- ment aidé au développement de votre société ?
Oui, les prix sont très importants pour contribuer à légitimer, installer une marque, et pour motiver régulièrement toute l’équipe. Chacune de ces distinctions nous ins- pire, booste les troupes et nous donne une voix plus forte dans l’industrie, pour nous distinguer. En tant que designer indépendant, on a besoin de sortir du lot. À un certain point d’une carrière, les prix marquent des étapes. C’est très précieux de partager cette reconnaissance avec les gens qui nous entourent, car ce succès appartient à tous ceux qui ont contribué à la construction de la marque.
Où avez-vous effectué votre premier stage, après votre diplôme ?
Je ne suis pas passée par l’étape « stages », car tout de suite après mes études, j’ai eu la possibilité de lancer ma marque ; des investisseurs m’ont offert la possibilité de démarrer directement au cœur du business. Cela pourrait être vu comme un handicap à certains égards, car on plonge directement dans le grand bain. À cette époque-là, je n’avais pas vraiment d’exemples à suivre, et j’ai tout appris au fur et à mesure. Mais j’ai eu comme mentors des figures féminines fortes, comme une professeure de Saint Martins qui m’a aidée à développer ma marque, de façon humaine et efficace. J’ai aussi été conseillée par Anna Wintour qui m’a ouvert son bureau, et par Sarah Mauer, dont les critiques ont été très constructives. Je dois aussi beaucoup à Sarah Edelman de chez Colette, qui a tout de suite vendu ma collection, et à Caroline Rush, directrice du British Fashion Council. Ces femmes sont devenues des amies, elles m’ont toutes aidée à développer ma marque, tout en m’inspirant avec leur tempérament volontaire et leur attitude généreuse en temps et en attention. Ce sont des figures féminines puissantes que j’admirais avant de les rencontrer, qui m’ont guidée, et qui ont bien voulu partager leur expérience avec moi, chacune dans son domaine. Je leur en suis très reconnaissante.
Comment avez-vous lancé votre marque ? Avec quels fonds ?
J’ai démarré ma société de manière très organique. J’ai emprunté de quoi financer la production, et par chance, ma première collection a très bien marché. J’ai défilé à Londres, les pièces étaient vendues chez Colette. J’ai aussi bénéficié de conseils de gestion et de développement de la part du British Fashion Council. Ils m’ont guidée pour apprendre à choisir mes collaborateurs, à développer et vendre une collection. Mes parents sont entrepreneurs, ma mère est designer de produits, et elle a lancé sa propre boutique : j’ai grandi dans un univers de créativité et de business mêlés. Dans le fait d’être entrepreneuse, il n’y a pas que la partie business, mais aussi un rythme, une exigence créative. C’est une position qui implique des activités très variées, et il faut être ultra-impliquée.
Quel conseil adresseriez-vous à aujourd’hui à la jeune Mary qui débutait ?
De toujours suivre son instinct. Quand on évolue en tant que designer, on peut douter de ses décisions, il faut pourtant en prendre, et les assumer. Surtout quand on est une femme, qu’on est portée par un souci de performance et d’efficacité, tout en plaçant la barre très haut. Alors, parfois, il faut trancher, et ne pas avoir peur de se tromper. Quand on a trouvé sa conviction intime, la suivre. Et si on se plante, il faut simplement en apprendre. On doit oser, et ne pas oublier que les échecs, bien analysés, nous renforcent pour la suite.
Quelle a été votre plus grosse erreur de débutante ?
Je ne sais pas si on peut parler d’erreur. Parce qu’une idée décalée, selon la manière dont on place son regard, ça peut être de l’innovation. Au début, je ne voyais peut-être pas suffisamment loin dans le temps, j’enchaînais les collections ; désormais, je réfléchis quant à la construction d’une identité.
Comment gérez-vous créativité et business en même temps ?
Le secret, c’est de trouver de la créativité dans les deux. Dans le design, et dans l’entrepreneuriat. Le business, c’est aussi du développement. Le tout est de suivre la cohérence d’une idée. La partie « affaires », ce ne sont pas que des chiffres. C’est aussi la construction d’une identité à 360°. C’est une signature, une communication directe avec les femmes. Il est important de prendre du recul de temps en temps. Et finalement, plus on avance dans ce métier, plus on y voit clair.
Quelles sont les qualités que vous recherchez pour choisir vos collaborateurs ?
Ça a évolué selon les stades de ma carrière. Au début, j’avais besoin de personnes d’expérience, mais je ne pouvais pas les payer ! Alors je cherchais des collaborateurs à l’esprit indépendant, créatif, avec un esprit d’équipe. Ensuite, quand la société a évolué, comme j’avais quasiment tout appris sur le tas, j’ai pu rechercher un autre type d’expérience, avec une diversité des compétences, en matière de culture et de vécu, pas forcément dans la mode d’ailleurs. Désormais, les gens qui travaillent avec moi peuvent être issus du droit, par exemple. C’est la vision, et une attitude positive, constructive, qui font avancer un business. Dans une société indépendante, chacun fait de toute façon régulièrement bien plus que son rôle.
Le plaisir d’être à la fois créatrice et cheffe d’entreprise ?
Le plus précieux, ce sont les rencontres avec des gens qui m’inspirent et l’occasion d’échanger avec des mentors, y compris les clients avec qui on construit une relation de confiance. Ils me sou- tiennent, ils deviennent une famille élargie, et tous ensemble, on se constitue une place singulière dans l’industrie. Ça me nourrit en tant que designer, et en tant que personne.
Qui vous conseille ?
J’ai la chance, et j’en suis très reconnaissante, de collaborer avec des gens d’une grande richesse humaine et créative. Alors, à un certain niveau, tous mes collaborateurs me conseillent sur différents plans. Lorsque j’ai travaillé avec Adidas et Moncler, j’ai beaucoup appris par exemple sur la dimension légale de mon activité. Depuis toujours, je construis une relation de confiance, un cercle vertueux et de bonnes pratiques, avec les acteurs de mes nouveaux projets, et naturellement, ils deviennent des mentors. Ils me transmettent leur vision de la marque, et m’apportent un retour sur la manière dont les consommateurs perçoivent mes produits. Leurs rapports réguliers sur l’accueil de la marque par le public, constructifs et objectifs, sont inestimables.
Quels sont les défis spécifiques pour une femme à votre niveau de responsabilités ?
Quand j’ai commencé, tous mes role models étaient des femmes, qui dirigeaient des entreprises indépendantes. La nouvelle génération arrive, des femmes incroyables prennent place dans des maisons installées. Ensemble, on doit échanger, se soutenir, être accessible et faire de l’industrie ce qu’on veut qu’elle soit. Être indépendante, c’est un atout pour une marque, car ça lui permet de conserver sa liberté, tant au niveau de sa stratégie que de son identité. Mais on doit aussi rester concurrentiel, donc on a besoin d’aide pour construire une identité solide. « Indépendante », oui, mais « seule », non. Les choix d’association qu’on fait alors pour être durable sont liés à l’échelle de développement que l’on vise pour son business. On s’adapte à la manière dont on veut gérer sa société, à l’image que l’on projette comme leader, en laissant une certaine marge de liberté aux autres, pour aller le plus loin possible, et dans quelles conditions.
Quels sont vos conseils à de jeunes créatrices qui se lancent ?
Il faut écouter l’expérience que les autres ont à transmettre, tout en se faisant sa propre opinion. En toute chose, restez ouverte. Bien choisir ses mentors, savoir qui on est, où on veut aller, et accueillir le soutien qu’on vous offre. Ce n’est pas une carrière pour les timides, il faut être capable de demander l’aide, puis capable de l’accepter.
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