On l’appelle « deuil périnatal », et c’est l’une des épreuves les plus difficiles que l’on puisse traverser : perdre un enfant très tôt, et devoir continuer à vivre. Trois familles racontent comment elles s’en sont relevées, plus fortes et plus vivantes que jamais.

Certains e-mails sont différents. Ils arrivent à la rédaction, couvrent l’écran de caractères serrés, et l’expéditeur finit par s’excuser de sa longueur. L’urgence s’y devine. Celui-ci a été envoyé par Mélissa et commençait ainsi : « Récemment, j’ai vécu la première expérience douloureuse de ma vie. J’ai fait une fausse couche tardive à cinq mois de grossesse. » Quelques semaines plus tard, nous nous rencontrons.

« Je cherchais à savoir comment surmonter le deuil, par où commencer », confie-t-elle. Pour elle, tout a basculé en juillet 2019. Alors enceinte de cinq mois et d’un naturel sportif, elle monte sur son vélo d’appartement. Mais après quelques coups de pédales, elle ressent une douleur dans le bas du ventre. Pour le gynécologue qu’elle consulte, ce sont des élancements ligamentaires banals, voilà tout. Qu’elle revienne dans cinq jours, si elle a toujours mal. « C’était très clair : on m’interdisait de m’inquiéter », se souvient-elle. Mais les douleurs persistent. Les examens révèlent que ce sont en réalité des contractions : Mélissa doit traiter une infection et devra rester alitée durant le reste de sa grossesse. « À ce moment-là, le bébé allait bien », explique la jeune femme. Jusqu’à ce jour, où elle découvre des pertes de sang après un passage aux toilettes : « J’ai compris que c’était foutu. »

Mélissa fait partie du petit pour cent de « mort in utero » qui advient entre 14 et 24 semaines. Les fausses couches précoces (jusque 14 semaines) concernent quant à elles 12 % des grossesses et 25 % des femmes, selon les chiffres du « Journal français de gynécologie obstétrique ». En 2016, ceux que l’on appelle enfants « morts-nés », c’est-à-dire ayant un poids supérieur à 500 grammes ou un âge gestationnel d’au moins 22 semaines à leur décès, étaient 542 en Belgique. Et si la mortalité infantile est en baisse constante, elle concernait pourtant 387 enfants de moins de douze mois cette année-là.

Dure réalité

Mélissa a perdu sa fille, mais c’est tout ce qu’elle sait. Le reste, l’équipe de l’hôpital le lui explique : d’abord, il faut accoucher. Avec les médicaments qu’on lui donne, elle ne sent rien, ou presque. Le déchirement est ailleurs et tout le monde a l’hôpital fait de son mieux pour l’apaiser. Les infirmières sont aux petits soins, et l’une d’elles vient même la voir pour lui raconter sa propre histoire. On la prévient qu’on a pris des photos du bébé, ainsi que des empreintes de ses pieds – en souvenir. Mélissa peut la tenir dans ses bras, et lui dire un dernier adieu à la morgue. Puis vient le retour forcé à la vie. « Dès que la grossesse est attendue, on se projette dans le temps. On se dit qu’à tel moment de l’année, on sera enceinte, et qu’à tel autre, on accouchera. C’est ce qu’on appelle “l’enfant imaginaire”. Sa mort, ça vous projette brutalement dans un devenir surréaliste. En quelques jours, on passe d’une naissance future à une cérémonie funéraire », analyse le pédopsychiatre périnatal Luc Roegiers, qui accompagne des parents désenfantés comme Mélissa. « En premier lieu, il faut pouvoir donner un maximum de réponses médicales. Il y a des priorités, notamment la stabilité dans la confiance vis-à-vis du personnel médical. »

deuil périnatal

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Et justement, celle de Mélissa est en partie ébranlée. On a découvert la présence d’un fibrome sur son utérus, antécédent à sa grossesse. « C’était la première fois que j’entendais ce mot, alors que 50 % des femmes noires sont touchées par des fibromes. C’est dur d’accepter qu’aucun de mes deux gynécologues ne l’ait vu. En rentrant chez moi, j’ai compris que rien n’avait été normal durant ces cinq jours d’attente, mais quand on pose des questions, on a l’impression d’être une effrontée. Je comprends qu’on ne veuille pas alarmer les femmes, mais je pense que si on avait détecté le fibrome et pris des dispositions, je n’aurais pas perdu mon enfant », estime Mélissa. Quelques mois seulement après son accouchement, il lui faut retourner à l’hôpital pour se refaire opérer, ce qui remet en question une grossesse future. « Ça ne fait qu’accentuer ce sentiment d’injustice. On nous dit qu’on peut tomber enceinte facilement, mais j’ai l’impression de m’être fait flouer. »

Tabou ou trouble ?

Dans le petit café où nous nous trouvons pour cette rencontre, un bambin court à côté de la table pendant que sa mère prend un thé avec une amie. Mélissa se raidit un peu, mais ne dit rien. Quelques minutes plus tôt, elle racontait de quoi étaient faites ses journées depuis son retour de l’hôpital : des podcasts en quantité, un nouveau chat et des visites de sa famille et de quelques amies. Peu de rendez-vous ou de fêtes. « Sortir, ça voulait dire voir des bébés. » Se confronter aussi au silence des autres, qui ne trouvent pas toujours les mots. « Parler de quelqu’un qui n’a pas vécu, pour beaucoup, c’est incompréhensible. Alors les amis, en ce moment, c’est difficile. J’ai l’impression que les gens voudraient que la tristesse ait une date de péremption. Le tabou, c’est les conversations qui n’ont pas lieu », déplore la jeune femme. Le psychiatre de Saint-Luc tente d’expliquer : « Beaucoup de femmes ont l’impression qu’on ne veut pas en parler. Autrefois, la mort était taboue. Elle l’est beaucoup moins aujourd’hui, mais il reste un trouble autour de cette mort qui survient avant de naître. Il ne faut pas en avoir peur et demander aux parents comment ils vont, s’intéresser à leurs besoins. Et s’ils ont envie de rester dans leur coquille, il ne faut pas non plus penser d’emblée que c’est négatif. Chacun fait les choses à son rythme. »

Deux ans après la mort de leur fille, Jeanne, des suites d’un AVC du placenta, Diane et Nicolas ont par exemple organisé la projection d’un documentaire sur le deuil périnatal, « Et je choisis de vivre ». Si les bénéfices de l’évènement ont été reversés au service néonatal d’Erasme, « le film, ça permettait aussi d’exprimer à nos proches ce qu’on n’arrive pas toujours à dire », explique Nicolas. « Même deux ans après, c’est toujours dur. On apprend à vivre avec, parce que ça reste en nous. Mais au début, avec Nico, on n’avait pas du tout besoin des mêmes choses », raconte sa femme, alors que leur petit garçon gambade en cherchant son équilibre. Quand Nicolas se rendait très régulièrement au pied de l’arbre où sont dispersées les cendres de sa fille, Diane échangeait avec d’autres mères concernées sur Facebook. « Ça m’a fait du bien de parler à ces mamans. Et puis c’est plus facile derrière un écran. Il fallait aussi que je retombe enceinte rapidement, mais pour lui, ce n’était pas aussi évident », avoue Diane. « J’avais une loyauté envers Jeanne. Puis, il y avait aussi la peur de revivre tout ce qu’on avait traversé avec elle », éclaircit son compagnon.

Métro, boulot, bobo

Chaque histoire est différente. À une centaine de kilomètres de là, Gilles sert un verre de vin blanc à Anne-Gaëlle. Leurs deux enfants sont à l’étage. Il y a dix ans, le couple en attendait un autre. Mais à 38 semaines de grossesse, ils ont appris sur la table de la césarienne que le foetus avait été victime d’un infarctus placentaire. Gilles se souvient d’un personnel hospitalier « très gentil » et d’une chambre spéciale à l’écart, loin des cris des nouveau-nés. « Au début, on pleure beaucoup », confie Anne-Gaëlle. « Puis de moins en moins. Mon caractère veut que je préfère toujours avancer. Alors pour l’enterrement, on n’a pas voulu faire dans le mélo. On avait déjà un enfant, et on savait qu’on pourrait encore en avoir. » Le couple n’a pas non plus voulu se faire accompagner. « C’est lui mon psy », dit-elle en pointant son mari à ses côtés.

Anne-Gaëlle a également voulu retourner travailler très rapidement. « Le boulot, ça a été mon échappatoire », se rappelle-t-elle. Pour Nicolas et Diane en revanche, le retour à la vie active a été plus compliqué : tous les deux sont enseignants. « Les enfants ont des questions naïves qui sont dures à encaisser. Mes élèves me demandaient : “Comment va votre bébé, madame ?” Je ne savais pas quoi leur répondre », raconte la jeune femme. Mélissa a quant à elle décidé de démissionner, après une remarque de son supérieur, suite à son absence médicale. « Les femmes amènent leur intimité la plus stricte au travail, parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement. Et dans le trois quarts des cas, le retour au travail s’avère problématique. Une grossesse, dans notre conception malheureuse de la société productive, désorganise et diminue l’efficacité. On a souvent une hiérarchie qui met la pression », développe le pédopsychiatre Luc Roegiers, familier du deuil périnatal. « Mais certains parents trouvent aussi dans les rituels du quotidien comme le travail une continuité rassurante. Dans tous les cas, il est bon qu’une personne de confiance transmette ses volontés, parce que ce retour anticipé va être difficile. La curiosité des collègues est humaine, mais peut être très compliquée à vivre pour les parents. »

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Puis un jour, on se retrouve à vouloir conjurer le sort : avoir un autre enfant. Avec une tout autre appréhension cependant. « Pour ma deuxième grossesse, on a demandé à être très suivis, et tout le monde l’a bien compris. La gynécologue notamment a été incroyable. Je pouvais l’appeler quand je le voulais », raconte Diane, qui a accouché dans le même hôpital que pour Jeanne, pour « chasser l’angoisse ». Même démarche pour Anne-Gaëlle, qui a demandé que sa césarienne soit programmée avant les 38 semaines fatidiques. « Ça a été le stress total pendant la grossesse. Mais à l’accouchement, c’est comme si on était repartis de zéro. » Diane et Nicolas voient quant à eux la naissance de leur fils comme une addition à une famille existante : « Les gens ont souvent l’air de penser que c’est de l’histoire ancienne. Ils se disent “Ça y est, maintenant elle est maman, elle peut tourner la page”. Sauf que moi, j’étais déjà maman avant Jules. Ça nous fait plaisir quand on nous pose des questions au sujet de notre fille. C’est notre enfant à part entière. On ne veut pas que les gens l’oublient. C’est une vraie angoisse. » Pour preuve, les centaines de photos prises durant les trois semaines où ils ont été avec elle sont dans un coffre-fort. « De peur de les perdre, mais aussi d’oublier Jeanne », souffle Diane. « Je ne sais pas ce qu’on aurait fait sans les photos. Et je ne sais pas non plus comment, mais on finit par avancer. La perte d’un enfant, soit ça plombe, soit ça devient un moteur », témoigne Nicolas.

Sa tasse de jus de pomme chaud terminée, Mélissa marque une pause. Elle qui nous avait contactées notamment pour savoir comment d’autres parents vivaient leur deuil, a aussi un message à faire passer : « Je veux dire aux autres femmes qu’elles ne sont pas seules… Et que ça va aller. Au début, j’étais comme un robinet qu’on ne pouvait plus fermer. Et j’ai l’impression d’avoir perdu une forme d’insouciance : une petite flamme s’est éteinte. Mais je me rends compte aujourd’hui que je n’ai pas de temps à perdre. J’ai l’impression d’être blessée et de marcher en boitant. Mais j’avance. Et je me réjouis de la suite. »

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