Cocréé par deux géants de la mode, Dries Van Noten et Christian Lacroix, ce défilé printemps/été 2020 est celui qui a le plus marqué les esprits lors de la dernière fashion week, remettant la mode au centre du catwalk.
Leurs langages créatifs, parfois fleuris, souvent colorés, toujours spectaculaires, se sont rencontrés en toute harmonie. Si, pour Christian Lacroix, cette expérience restera vraisemblablement un retour ponctuel, les pièces imaginées par ce duo inespéré marquent un événement durable pour la création contemporaine, et envoient un message qui fait du bien. Alors que des dizaines de nouvelles marques émergent chaque saison, alimentant le grand ras-le-bol d’une surconsommation qui se marche sur l’ourlet, Dries Van Noten et son complice d’une saison ont remis de précieuses pendules à l’heure.
Quelques heures avant son défilé homme présentant la collection de l’hiver prochain, le créateur anversois nous reçoit à l’Opéra Bastille, entre deux répétitions. Labyrinthe de couloirs, nous trouvons un bureau calme à deux pas des coulisses, pour échanger à propos de cette mode qui interpelle et fascine, qui encaisse des orages mais y trouve ensuite son printemps. Un étage plus bas, une ruche s’affaire, mais Dries Van Noten, parfaitement serein tandis que l’horloge tourne, se prête à un bilan mode, lucide et franc.
Comment est née l’envie de collaborer avec Christian Lacroix ?
Chaque saison, je repars d’une page blanche. La mode doit exprimer ce qui se passe dans le monde, mais le monde est devenu un endroit tellement étrange que j’ai eu envie de créer une collection qui apporterait de l’optimisme. On a besoin de fun, de renouer avec le plaisir de s’habiller.
Alors, quand j’ai commencé à travailler avec mon équipe sur cette collection, j’ai pensé à la fin des années 70 et à la transition avec la période punk, un moment plein d’entrain qui glissait vers le néo-romantisme, quand tout était possible. Une période où l’on pouvait tout voir en or et en théâtralité, des vêtements au maquillage.
Nous avons commencé à élaborer un moodboard, et j’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de silhouettes de Christian Lacroix, et d’inspirations « eighties couture ». C’était intéressant, parce que Lacroix a démarré la couture juste au moment où elle commençait à décliner, quand Saint Laurent devenait de plus en plus important, où Montana et Mugler dictaient les règles, où le pouvoir de la couture était renversé par les créateurs. Il dégageait ce sentiment exaltant de « pourquoi pas ? Faisons-le ! » Nous nous sommes donc intéressés à l’univers de Christian, mais je ne voulais pas accorder un hommage. J’ai donc eu l’idée de le contacter directement. Je lui ai envoyé un mail, il a accepté d’assister à une réunion au cours de laquelle je lui ai exposé ma vision d’une collection commune.
Évidemment, nous ne sommes pas une maison de couture, mais de prêt-à-porter, et nous n’avons pas l’expérience et le savoir-faire pour réaliser une collection de haute couture. Mais nous avions beaucoup de ressources, en matière de tissus et de fabrication de vêtements. Christian est venu au bureau une fois par mois, et notre collaboration s’est très bien passée. C’était très stimulant pour nous quand il était là, et même quand il était parti, parce que ses idées continuaient d’infuser. On se demandait comment il aborderait telle ou telle question, nous mêlions sa voix à la nôtre, et ça donnait de très belles combinaisons d’inspirations.
Tout au long de votre carrière, qu’avez-vous souhaité apporter à la mode ?
Pour moi, il est important de continuer de s’amuser avec la mode. Ayant été indépendant pendant très longtemps, je suis fort attaché à la notion de liberté. L’idée n’est pas de créer pour accumuler ni pour gagner de l’argent : c’est de faire des collections pour le plaisir, pour l’amour des vêtements. Et en cela, être indépendants est un énorme avantage que nous avons par rapport à d’autres créateurs. J’ai toujours voulu créer des vêtements qui avaient du sens. Il y a déjà tellement de collections qui sortent partout dans le monde que ça ne sert à rien d’en rajouter pour le plaisir d’en faire plus. Les vêtements doivent raconter une histoire, porter une signification. J’ai aussi toujours à cœur de me surprendre moi-même, et d’étonner mon équipe.
Travailler dans la mode est très intense, c’est un métier difficile ; alors, faire toujours la même chose, de manière répétitive sans se renouveler, je trouverais ça très triste. Mais nous avons cette liberté de créer ce que nous voulons.
Que manque-t-il à la mode pour retrouver son panache ?
La mode est surtout devenue une question de produits, et de marketing. Il s’agit souvent d’attirer l’attention et de faire le buzz sur les réseaux sociaux. Via internet, tant d’images viennent à nous, par Instagram ou d’autres médias, qu’on se sent presque agressé par cette multitude d’informations. Il est très difficile de prendre du recul, quand on est envahi par un marketing qui ne vise qu’à vendre des ceintures ou du parfum. Ça n’est pas mon objectif à moi. Mon but, c’est de vendre des vêtements, d’offrir autre chose, peut-être pas toujours les propositions les plus simples, mais tout ce que nous montrons sur le catwalk, nous le vendons. Nous ne faisons pas de l’image juste pour l’image. Même si j’adore créer des pièces particulières, des vêtements qui sont parfois presque haute couture, il faut que les gens puissent les acheter et les porter.
D’après vous, quand est-ce que la création a commencé à céder la place aux produits ?
Dans les années 90, quand beaucoup de jeunes créateurs sont arrivés sur le marché, « le produit » a commencé à devenir plus important que « la mode ». Par exemple avec Tom Ford chez Gucci, on a poussé les accessoires, les chaussures et les parfums, parce que c’était plus facile et plus rentable. Pour nous, ça toujours été différent : 94 à 95 % de notre business, ce sont les vêtements, et peut-être 6 % les chaussures et les sacs. Pour de nombreuses autres marques, c’est 70 % de chaussures et de sacs, et 30 % de vêtements. Notre approche est donc totalement différente.
Qu’attendez-vous des membres de votre équipe ?
Ils doivent me surprendre, me choquer, me stimuler. C’est très important. Je n’ai pas besoin de collaborateurs qui pensent la même chose que moi. J’ai besoin de gens qui ouvrent les yeux, qui soient curieux, qui suscitent des points d’interrogation dans mes réflexions. J’adore aller dans les foires d’art, dans les expositions, mais je ne peux pas tout voir. Je suis très heureux que nous ayons beaucoup de jeunes dans notre équipe, c’est très stimulant pour tout le monde. La création, c’est comme un jeu de ping-pong, avec différentes opinions. Je ne sais pas tout, je veux qu’on m’apprenne des choses, qu’on m’explique. Quand je vois le travail d’un artiste que je ne comprends pas, j’aime qu’on me le décode, qu’on me propose différentes façons de regarder. C’est comme goûter un aliment pour la première fois. Au début, on est surpris, mais on peut vite devenir accro.
Quels sont les prochains défis pour l’industrie de la mode ?
Ralentir le rythme. C’est important de recommencer à faire des vêtements qui ont du sens. Arrêter cette folie du « toujours plus » : personne n’a besoin de dix collections par an, personne n’a besoin de changer de look sans arrêt. En revanche, le monde de la mode a besoin de redevenir sain, et de retrouver de la cohérence. Aujourd’hui, il y a beaucoup trop de tout.
Quels sont les avantages d’être à la fois créateur et homme d’affaires ?
C’est un équilibre naturel auquel j’étais habitué, puisque j’ai créé ma marque de manière indépendante. Ça fait partie de ma force. Pour moi, la mode ne peut survivre que si on crée pour vendre. Et ça n’est pas le résultat d’un raisonnement mercantile, mais parce que les vêtements sont faits pour être portés, pas pour être mis dans des musées. OK, parfois, c’est sympa de voir une silhouette dans une exposition, mais c’est toujours plus beau sur un être humain.
Pensez-vous que la mode peut encore choquer ?
Disons que c’est devenu plus compliqué. Dans les années 50-60, la mode savait très bien faire ça, elle a continué dans les années 70 avec le punk, elle prenait des positions politiques. Je pense par exemple à Katherine Hamnett, avec ses grands T-shirts à slogans. Mais la mode s’est tellement habituée à tout qu’il lui est difficile de choquer. Avant, c’était pratiquement le seul moyen d’exprimer au monde qui on était et ce qu’on pensait. On pouvait s’embellir, grimper sur des talons vertigineux pour se sentir sexy, affirmer ses opinions. Maintenant, les réseaux sociaux ont en partie endossé ce rôle. Sur Instagram, on peut se créer un univers de toutes pièces. Pour autant, je trouve que la mode redevient vraiment très intéressante, avec une nouvelle possibilité de théâtralité. J’ai ressenti ça avec Christian Lacroix et sa passion pour l’exubérance. Avec lui, c’était « encore plus de rubans ! », ou « pourquoi ne pas s’habiller en costume de toréador ? » J’étais nostalgique de cette démesure. La mode s’est laissé limiter par les questions de savoir si quelque chose est cool, si c’est pertinent, si c’est moderne, si c’est ceci ou cela…
Travailler avec Christian Lacroix, c’était se demander : « On met des pois ? Mais oui, mettons des pois ! » C’était un sentiment très libre et très agréable. La nouvelle génération a de nouveau envie de jouer avec la mode, et pas seulement pour se faire photographier et se poster sur les réseaux sociaux. En mode, la spontanéité est une forme de vérité. Pour moi, le résultat final est moins important que l’intention.
La mode belge a toujours été prescriptrice. Aujourd’hui, qu’est-ce qui la définit ?
Je pense que la mode belge n’existe plus vraiment. Elle est devenue internationale, comme la mode en général. Avant les années 90, il y avait différentes écoles : il y avait la mode italienne, avec Armani et Versace dans les années 70, puis les créateurs français, avec Montana ou Mugler, il y avait les Anglais, avec Vivienne Westwood, John Galliano, les Japonais et, bien sûr, les Belges… À l’époque, la mode ressemblait à la ville d’où elle venait. On n’avait pas accès à internet, on ne voyait pas grand-chose du monde. Le seul moyen qu’on avait de découvrir la mode, c’était « Marie-Claire bis » et « Vogue Hommes International ». Désormais, tout le monde voit les mêmes live streaming en même temps. C’est devenu plus fluide et plus généralisé. J’ai dans mon équipe des gens issus du monde entier, alors qu’avant, c’étaient surtout des Anversois. Aujourd’hui, ils sont japonais, polonais, arméniens, américains, canadiens… Alors ce serait vraiment bizarre de parler de « mode belge ». D’accord, il reste un esprit belge, mais la création est réellement internationale. Et je pense que c’est la même chose pour tout le monde.
La mode a toujours été un miroir de la société. Que nous dit-elle aujourd’hui ?
Elle nous parle d’absence de limites. Avant, parler de mode, c’était parler de tendances. Désormais, on peut être parfaitement dans l’air du temps avec des baskets, un jean et un T-shirt, si ce sont les bonnes baskets, le bon jean et le bon T-shirt. Peut-être pas les bons d’ailleurs, mais ceux portés avec une attitude juste et une réelle assertivité. Au début des années 60, la mode était clairement définie : c’était la jupe courte, les grands cols, une saison il fallait porter du marron, la saison suivante c’était du vert… Maintenant, on peut s’habiller en Chanel, en Yohji Yamamoto, ou en Marine Serre pour être à la mode. Il y a différents points de vue et ça peut parfois devenir compliqué...
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