Ils parcourent le monde et le rail est leur ligne de conduite : les pèlerins du train sont de retour. Ils racontent pourquoi ils ont choisi ce moyen de transport pour couvrir de longues distances, malgré le temps long et les billets encore chers.

Taca-taca-taca-ta — chaque soubresaut imprime son rythme sur le wagon du train. C’est la mélodie des voyageurs du rail, une chanson qu’ils se repassent en boucle, jusqu’à ce qu’ils montent à nouveau à bord. Nous sommes le long de la côte entre Gênes et Marseille, les yeux perdus dans le bleu, mais nous pourrions être dans les Asturies, entre Copenhague et Malmö, au beau milieu de l’Autriche ou en route pour Istanbul. Mais depuis le début de l’année, c’est dans le train de nuit Bruxelles-Vienne que tout le monde veut être. Un véhicule à couchettes à l’ancienne, tout juste réhabilité par la compagnie autrichienne ÖBB. Ils sont devenus relativement rares ceux qui, comme ce « Nightjet », opèrent la nuit. « En 2016, on a décidé qu’on croyait toujours en cette business. On a mené des études de marché et analysé comment rendre les trains de nuit plus profitables », expose Bernhard Rieder, à la communication d’ÖBB. « Il y avait de nombreuses villes candidates pour cette nouvelle ligne, mais nous avons choisi Bruxelles, parce que nous pensons qu’il faut convaincre les politiques que les trains de nuit sont l’une des solutions d’un futur plus propre ».

La veine d’un pays

La compagnie opère sur 27 tracés nocturnes, qui ont vu défiler 1,5 million de passagers en 2019, et ÖBB investit actuellement plus de 200 millions d’euros dans treize nouveaux trains. Les manifestations pour le climat se seraient-elles faites entendre — du moins, pour leur attrait économique ? C’est que le train est plus de dix fois moins polluant que l’avion et huit fois moins que la voiture sur de longues distances, d’après l’Agence de l’Environnement française. En Belgique aussi, on se réjouit de ce regain d’intérêt pour le train international. La SNCB, qui propose des billets pour plus de 9 000 destinations européennes, a vu ses ventes augmenter de 6,5% en un an. « La gare internationale de Bruxelles-Midi est une plaque tournante du trafic ferroviaire vers la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Suisse, le Luxembourg, l’Autriche et l’Italie », détaille Elisa Roux, porte-parole du plus vieux réseau ferroviaire du continent européen.

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« Je me rends compte à quel point on a de la chance, ici », réagit Jehanne. Cette jeune autrice de 31 ans a vécu deux ans au Liban, où le rail n’est plus en activité depuis les années 90, suite à la guerre civile. « Un pays sans train, c’est un pays sans veine. C’est un symbole de vie, de mouvement de ses citoyens. Quand il n’y en a pas, c’est le signal qu’il y a un grave problème de mobilité — et souvent, politique ». Jehanne en sait quelque chose, elle qui traverse le monde d’Ouest en Est par voie terrestre. Pour son dernier grand périple en 2018, elle a rallié Bruxelles à Téhéran, notamment en train. En Turquie, elle a retrouvé le train-couchette des classes de neige de son enfance, à quelques détails près : « On ouvre une porte et on se retrouve dans sa petite cabine, avec deux lits superposés. Dans un coin, il y a un lavabo, un miroir. Une couverture et un coussin. Le contrôleur passe de temps en temps. On traverse la nuit comme ça, et le lendemain, on se réveille face à un film qui se déroule en continu. C’est si rare de voir autant de beauté concentrée. Ça m’a émue aux larmes », raconte-t-elle.

Une poésie d’un autre temps

Grégoire, musicien, compositeur et interprète de 40 ans, met aussi régulièrement cap à l’Est pour ses tournées intimistes. Le train est son moyen de transport privilégié. « J’ai mon sac-à-dos et ma guitare, je n’ai besoin de personne », explique-t-il simplement. Un troubadour des temps modernes, en somme. En février, suite à la sortie de son dernier EP, il a traversé l’Europe jusqu’en Russie. « Ça me demande du boulot en amont de tout organiser. Mais aujourd’hui, avec les smartphones et les applications, c’est très pratique. On réserve ses billets en ligne, on reçoit une notification pour ne pas oublier son trajet, etc. Si j’avais voulu le faire il y a vingt ans, j’aurais dû passer des coups de fil, envoyer des fax. Aujourd’hui, il faut juste le vouloir », estime-t-il. Entre Dresde et Prague, son parcours passe par les gorges de l’Elbe. « C’est le mélange de la Saxe et de la bohème du nord. On a l’impression de remonter dans le temps », détaille Grégoire, égrainant ses souvenirs du « wagon restaurant, ses petites nappes brodées et son chef cuisinier, les compartiments d’une autre époque… Puis en train, j’aime qu’on entre dans une ville par ses jardins, l’arrière de ses maisons. J’ai l’impression d’entrer directement dans son intimité. Ça a un côté poétique ».

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Jehanne acquiesce : « Le train est un moyen de transport romantique. Il invite à l’abandon de soi, au lâcher-prise. Pendant mon voyage, beaucoup de gens m’ont accueillie ou conduite à des gares. On se dit alors au revoir comme dans les films et on s’accroche au regard de l’autre jusqu’à ce que le train ait quitté le quai ». Des récits de voyage romanesques qui feraient presque oublier le principal grief contre le rail : il reste souvent cher. Un trajet Bruxelles-Berlin coûte 88 euros moins cher en avion : sur un comparateur de prix, le vol revient à peine à une quarantaine d’euros et est 5h30 moins long. C’est que l’entretien des voies, des caténaires et des gares est coûteux. À cela, il faut ajouter le prix de l’électricité — quand le kérosène de l’aviation n’est pas taxé. Le secteur aérien pratique également la technique du « yield », un système de modulation des tarifs qui optimise le coût des billets en fonction du remplissage de l’avion, explique Bart Jourion, docteur en sciences économiques appliquées et spécialiste de l’économie des transports. Le rail, de son côté, possède un nombre limité de tarifs bas en début de vente et des tickets de plus en plus cher au fur et à mesure qu’approche la date du voyage. Pour Bart Jourquin, « à un moment donné, le train a baissé les bras. Le chemin de fer s’est désintéressé de l’offre ‘vacances’, avec la suppression par exemple des trains de nuit ». Mais le vent pourrait bien être en train de tourner, comme le montrent les investissements d’ÖBB.

Ces voyages qui n’attendent pas

Quant au temps de trajet, forcément plus long en train, l’absence logique de solution ne pose pas problème à certains voyageurs. Pour Grégoire, alias The Hills Mover, « c’est long, oui, mais c’est aussi pour ça que je le fais : pour prendre le temps ». Choisir l’alternative la plus lente permet aussi parfois de payer moins cher. Léo, fromager bruxellois de 26 ans, en a fait l’expérience alors qu’il était engagé dans une relation longue distance entre Genève et Tours. « J’avais deux solutions : soit prendre un TGV rapide, mais pas mon budget, soit choisir un itinéraire plus improbable, et beaucoup plus long, mais qui ne me coûtait rien ». 12 heures minimum, tout de même, pour rejoindre sa dulcinée. « J’étais amoureux — ou idiot. Mais je me rappellerai toujours du 6h07 d’Annemasse : j’ai visité des villages improbables où personne ne montait ou ne descendait jamais. C’est aussi la période où j’ai le plus écrit de ma vie. Le train, c’est une démarche de solitude et c’est une belle caisse de résonance. On prend le temps de discuter avec soi-même », raconte-t-il.

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Mais le temps, qui se contracte ou s’étire au fil du trajet, peut se faire meilleur ami comme pire ennemi. « Quand on vit une relation à distance, les retrouvailles impliquent qu’on vive à 100% dans le présent. Le train était alors un sas de transition ». Et les retards, la chambre des enfers : « Quelqu’un vous attend. Chaque minute compte avant vos retrouvailles et les retards deviennent insupportables. On a l’impression qu’on nous vole le temps qu’on devrait passer à deux. J’ai souvent raté le train pour rentrer chez moi, mais jamais pour la retrouver ».

Poudre verte

Si la distance a finalement eu raison de sa relation, Léo n’a jamais envisagé de prendre l’avion pour effectuer ses trajets. Une démarche applaudie par Nicolas, qui a pris le train toute sa vie, mais a aussi vu la montée du low-cost aérien, qu’il qualifie de « modèle économique pervers et pourri ». « Je suis très militant. Savoir que des gens font encore des sauts de puce en avion aujourd’hui me rend dingue. Pour moi, Bruxelles-Marseille en avion, c’est une horreur. Aujourd’hui, je préfère encore payer une fortune en train pour un last-minute. La problématique écologique n’a fait que renforcer mon engagement ». Une pratique qu’il tente d’inculquer à sa fille de 12 ans, qui emprunte le rail depuis qu’elle a trois mois et qui lui donne l’opportunité de bouger, jouer, dessiner. Pour Nicolas, ce temps passé ensemble en train participe d’ailleurs à la sérénité des vacances familiales. « C’est sûr que si on a dix minutes pour changer de train, ça va être stressant. Mais regarder les concordances d’horaires, c’est aussi une habitude qu’on prend ». Ce journaliste de 46 ans est organisé, c’est le moins que l’on puisse dire. Il connait par cœur les combines — passer par l’Allemagne, être flexible dans ses dates de voyage —, les sites d’échanges de billets et les calendriers de promotions, « bien cachés sur les sites des compagnies ». Et si ce vieux routard se réjouit du retour en grâce du rail, il espère qu’il ne s’agit pas que d’une simple mode verte. « Redécouvrir le train, c’est comme redécouvrir la poudre. Il a toujours été là, et le sera toujours ».

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