Durabilité. Éthique. Upcycling. Des mots utilisés à outrance et qui finissent par ne plus rien signifier. Laissons au créateur de choc néerlandais Duran Lantink le soin de leur donner une vraie signification.
Duran Lantink ? Ce nom ne nous disait rien. Mais il suffit de taper « pantalon vagin » dans un moteur de recherche pour mieux comprendre… Apparaît à l’écran la chanteuse Janelle Monáe dansant dans le désert. Elle porte une création ovale, d’un rose profond, dans laquelle on reconnaît sans peine un sexe féminin géant. Cette célèbre tenue est signée de la main de Duran Lantink, nommé pour le prix LVMH 2019. Un créateur à la recherche du point d’équilibre entre l’art et la mode, disposant d’une vision singulière de la durabilité. Dans un monde qui crie littéralement au secours, il ne travaille qu’avec des matériaux recyclés, vestiges de l’industrie de la mode de luxe. Il crée des designs innovants, à coups d’invendus et de chutes de tissu et évite ainsi que ces pièces se retrouvent soldées ou qu’elles soient détruites.
C’est donc avec un enthousiasme teinté d’une pointe d’appréhension que je me rends à la semaine de la mode à Copenhague, où je pourrai l’interviewer. Le géant du denim Lee y présente sa nouvelle collection et une collab’ avec le créateur néerlandais. Il a imaginé quatre pantalons, fabriqués à partir de tissus de récup’ qui auraient d’ordinaire été jetés. La collaboration parfaite. Parce qu’aujourd’hui, si elle veut continuer de susciter l’intérêt, une grande marque a tout intérêt à compter quelqu’un de « durable » et d’« innovant » dans ses rangs.
Collaborer avec une si grande marque, le choix était évident ?
Non, cette collaboration est inédite pour moi. Je n’ai pas l’habitude des produits frais. Ça ne correspond pas à ce que je défends. Je ne fabrique que des pièces uniques et j’adopte une « empty stock policy ». Cela signifie que je n’ai pas de stock. Ce qui est formidable dans cette initiative, c’est que le jean, l’acteur le plus polluant de l’industrie de la mode, se veut désormais innovant, dans un souci de faire les choses autrement pour protéger la planète.
Comment travaillez-vous vos propres collections ?
Je travaille sur la base de projets uniques avec des enseignes multi-marques. À la fin d’une saison, il leur reste toujours des pièces, même après les soldes. C’est ce qu’on appelle le « dead stock ». Je le réutilise pour fabriquer de nouveaux vêtements, ce qui représente une collaboration d’un nouveau genre entre le créateur et l’acheteur. En effet, la plupart des créateurs n’ont pas de contact avec leurs boutiques. J’essaie de trouver un chouette magasin dans chaque ville que j’estime intéressante. En ce moment, je travaille avec Londres et Los Angeles. D’autres villes seront bientôt ajoutées.
Comment survivre en tant que marque sans une approche commerciale ?
Les gens espèrent devenir extrêmement riches, c’est le plus gros problème de l’industrie de la mode. Mon moteur n’est pas l’argent, mais je m’en sors plutôt bien. Je mène une existence magnifique (rires). J’ai une équipe et je peux payer mon personnel. Chacun accomplit sa tâche et le stagiaire ne doit pas se sentir inférieur au patron. J’essaie de traiter tout le monde du mieux que je peux. Grâce aux boutiques avec lesquelles je travaille, j’ai des VIC (comprenez : « very important clients ») pour lesquels nous fabriquons également des pièces sur demande.
Quelle est votre vision de l’avenir de la mode ?
J’ai un grand rêve, mais je n’ai pas encore les fonds ni la technologie pour le réaliser. J’espère que nous parviendrons à nous défaire en grande partie des matières, tout en évoluant vers un hologramme ou un système lumineux qui nous permettra de projeter quelque chose autour de notre corps. Il suffirait alors d’une tenue de base. Elle pourrait être verte un jour, bleue le lendemain, et ornée de voitures volantes le surlendemain. Je veux une industrie de la mode dans laquelle nous pourrons nous adonner au digital. Les gens se moquent de moi quand je dis ça.
Et dans un avenir un peu plus proche ?
Nous devons trouver un moyen de ralentir la production. Nous avons créé un énorme tas de déchets de polyester, et il ne disparaîtra jamais. Ce que nous avons fabriqué, nous devons le réutiliser. Tout le monde croit qu’il est impossible d’arrêter la machine, mais je pense qu’il suffit d’appuyer sur un bouton. Il est en notre pouvoir de changer les choses, mais il faut que cela se fasse maintenant.
La fashion sphère adoptera-t-elle un jour cette façon de penser ?
Je pense que oui. Aujourd’hui, tout tourne autour de la durabilité. Or, ce terme est galvaudé. Il s’agit souvent de marketing pur et dur. Nous sommes de plus en plus conscients du greenwashing, en particulier la jeune génération. Je pense que si le public dit qu’il veut que ce soit différent, l’industrie changera. C’est la sempiternelle loi de l’offre et la demande.
Vous êtes en train de révolutionner l’industrie de la mode ?
Je l’espère. Regardez cette collab’ avec Lee. J’ai longtemps hésité, parce que je n’étais pas à l’aise avec ça. Le jean n’est absolument pas un produit durable. Puis, j’ai eu une intuition : pourquoi ne pas faire une collection numérique ? Pour l’occasion, j’ai élaboré quatre pièces, avec le dead stock de Lee. Mon article préféré est un pantalon composé de pièces détachables, qui permet de faire des combinaisons à l’infini. Un seul pantalon peut donner vie à un tas de modèles.
Comment êtes-vous entré en contact avec la chanteuse Janelle Monáe ?
Une de mes meilleures amies est la réalisatrice du clip de « PYNK ». Elle m’a demandé si je voulais concevoir quelque chose dans ce cadre-là. J’ai accepté avant même de savoir que ça devait avoir lien avec un vagin (rires). Janelle avait viré son équipe créative cinq jours avant l’enregistrement du clip, quand mon amie m’a appelé pour me demander de réaliser une robe vagin. Or, cela ne m’inspirait pas du tout ! Nous avons trouvé un compromis et j’ai créé un pantalon. Janelle était tellement fan du résultat qu’elle en a voulu pour ses danseuses aussi. Trois jours avant le tournage ! Jour et nuit, mon équipe et moi avons travaillé sur ce f* pantalon. Dans l’avion, dans la voiture jusqu’au désert où le clip était tourné… Un cauchemar. Ça m’a finalement rendu célèbre, mais je suis désormais le type au pantalon vagin pour toujours !
Pantalon vagin ou pas, le Centraal Museum d’Utrecht a accueilli une exposition dédiée à votre travail.
Au début, le musée ne voulait acheter que ce pantalon, à bas prix. Ce n’est pas comme ça que j’envisageais les choses ! Ils ont alors proposé d’aménager tout un espace dans le musée. Mais le curateur a été tellement impressionné par mon travail que ça s’est transformé en une véritable exposition personnelle. Tout l’étage supérieur m’a alors été dédié. J’ai reçu beaucoup d’attention de la part de la presse, mais le meilleur compliment pour moi, c’est que le personnel de sécurité et de nettoyage ait apprécié l’expo. À ce qu’il paraît, ce sont les voix les plus critiques du musée. Ils voulaient même rédiger une pétition pour que mon travail soit déplacé au rez-de-chaussée (rires).
Vous avez créé un sac à main moitié Louis Vuitton, moitié Gucci. Dans l’optique de choquer ?
Vu que nous sommes immergés dans une culture obsédée par les marques, je voulais voir ce qui se passerait si je combinais les logos de deux grandes maisons. Je sais que les ados de 12 à 18 ans rêvent de s’offrir un pull mi-Gucci mi-Dior. Je n’ai rien contre la surenchère en matière de marques, mais ce ne sera certainement jamais mon core business.
Les maisons de couture concernées ont-elles réagi ?
Pas encore. Mais elles sont au courant. Lors de la remise des prix LVMH, tous ces gens étaient là et ils n’étaient pas spécialement sympas. Officiellement, ils ne feront rien, parce qu’ils n’ont pas les moyens. Ils ne peuvent pas se permettre de poursuivre en justice quelqu’un qui fabrique quelque chose à partir de pièces qu’ils n’utilisent plus. Ils attireraient alors l’attention sur le fait qu’ils détruisent leur dead stock, ce qui est totalement irresponsable à notre époque. Tant que je continue à travailler à petite échelle, je ne crains rien. Enfin, je crois.
C’est le message ou la collection en tant que telle qui vous intéresse ?
Les deux sont liés. J’ai un message et je l’emballe – littéralement – bien. Je veux que mes pièces soient portées dans la vraie vie. Vous savez ce qui me fait horreur ? Le comportement asocial d’influenceurs ou de stylistes de célébrités qui me contactent pour m’emprunter une pièce pour un événement. Ils n’ont rien compris à la philosophie de ma marque. Porter des vêtements pour prendre une photo ? C’est ridicule ! Ma réponse ? « Désolé, nous ne prêtons pas nos vêtements. Vous pouvez les acheter, et j’espère que vous en profiterez longtemps. »
Comment la marque Lee s’intègre-t-elle dans ce tableau ?
Le jean est l’article le plus acheté au monde, mais aussi le plus polluant sur le marché de la mode. La sensibilisation des consommateurs évolue, mais la planète continue de se dégrader. C’est pourquoi Lee travaille sur des solutions depuis 2018 parce qu’elle est convaincue qu’il existe un avenir durable pour l’industrie du textile.
Morceaux choisis :
- Indigood est un procédé de teinture de jeans innovant qui utilise 100 % d’eau en moins. En complément, l’utilisation de produits chimiques est réduite de 89 % et d’énergie de 65 %.
- La collection Back to Nature présente des pièces emblématiques en version biodégradable. Si vous n’en voulez plus, vous pouvez enlever les boutons et mettre les vêtements au compost.
- Contrairement à d’autres marques de jeans, Lee ne considère pas sa collection durable comme une capsule. Ses initiatives traversent toutes les collections.
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