Le secteur aérien va-t-il exploser en plein vol ? Venu de Suède, le « flygskam », un néologisme qui définit la « honte de prendre l’avion », fait de plus en plus d’émules en Europe. Décryptage du phénomène, analyse du secteur de l’aviation et évaluation des alternatives durables.
Porté par la jeune activiste Greta Thunberg et d’autres personnalités fortes du paysage médiatique, le « flygskam » (la honte de prendre l’avion) est un terme qui est apparu en Suède après l’accord de Paris sur le climat. Il s’est ensuite réellement popularisé en 2018 à coups de groupes Facebook, de pétitions en ligne et de mobilisations citoyennes. Jusqu’à présent, rien d’étonnant à ce qu’un pays scandinave soit le premier à prendre des mesures drastiques pour faire face au changement climatique – moins de 2 % de la population suédoise est climatosceptique – mais ses habitants y prennent en moyenne cinq fois plus l’avion que le reste des Européens.
Pourtant, gagnés par ce sentiment de culpabilité, de plus en plus de citoyens se sont détournés de l’avion. En 2018, la Suède a donc enregistré une diminution de près de 4 % de ses vols internes. En revanche, les trains, eux, ne cessent d’augmenter leur nombre d’usagers. Le hashtag #trainbrag – fierté du train – explose d’ailleurs sur les réseaux sociaux. Un changement de mentalité est réellement en train de s’opérer. Et à l’inverse de leur pays, ce phénomène n’est pas resté reclus.
Selon Andrea Catellani, professeur en communication spécialisé dans l’environnement, « le flygskam est un mouvement dont on ne connaît pas encore l’ampleur exacte, mais il s’est installé dans la société et commence déjà à percoler en Europe ». Stay Grounded en est l’un des meilleurs exemples. Ce réseau international rassemble des groupes (d’activistes, de scientifiques, de syndicats et d’ONG...) fermement opposés au secteur aérien qui soutiennent la mise en place d’alternatives, contestent les stratégies de compensation d’émissions et de biocarburants, et interpellent les pouvoirs publics à se saisir de la question.
Plus proche de nous, Pierre Courbe, chargé de mission en mobilité pour Inter-Environnement Wallonie, rappelle quelques initiatives comme le « Flight Free UK », une campagne anglaise qui incite les citoyens à se passer de l’avion pendant un an ou encore le « Zomer zonder vliegen », une initiative menée par de jeunes Flamands dont l’objectif est de sensibiliser les Belges à l’impact du secteur aérien sur l’environnement et aux alternatives existantes. Même les universités s’emparent de la tendance : « L’UCLouvain propose à ses chercheurs de s’engager à employer des alternatives à l’avion pour se rendre à des colloques et autres conférences », explique le professeur Catellani.
Sur papier, ce noble phénomène a donc de quoi nous donner de l’espoir. Sur papier seulement. Car quand on regarde les dernières publications de l’Iata, l’Association internationale du transport aérien, on voit que la croissance du secteur se maintient, même si elle est plus lente que les années précédentes.
L’avion, le plus mauvais élève
Mais l’avion est-il toujours le pire moyen de transport pour voyager ? Un rapport repris sur le site d’Inter-Environnement Wallonie estime que « les émissions du transport aérien ont doublé depuis 1990 et que les vols génèrent actuellement près de 5 % des émissions de gaz à effet de serre. Pour rappel, le transport aérien est jusqu’à quatre fois plus impactant que la voiture (en fonction du taux de remplissage de cette dernière). Et surtout, il incite à parcourir de plus longues distances.
Il est aussi de 10 à 30 fois plus impactant que le train, selon le type de trains mis en service et des sources d’énergie utilisées pour les faire rouler ». Cependant, il insiste sur l’importance de comparer ce qui est comparable. Par exemple, si on parle d’un avion plein, on doit parler de son équivalent en voitures pleines, soit cinq passagers par automobile. Et c’est la même chose concernant les trajets.
« Effectivement, sur les très longues distances, les émissions de CO² par tête en avion vont être comparables à celle d’une voiture bien remplie. Mais c’est impossible de prendre la voiture pour traverser l’Atlantique. Il faut prendre le ferry, et dans ce cas, il est de nouveau moins polluant. » Conclusion, quand on compare l’avion à ses vraies alternatives potentielles, il est toujours la plus mauvaise solution.
Changer ? Une résistance politique
Mais le problème actuel, c’est qu’il n’y a aucune réelle alternative pouvant rivaliser avec l’avion. « Le transport aérien, en échappant à toute une série de taxes, en écrasant les prix, en imposant des conditions de travail effroyables et en bénéficiant de politiques commerciales avantageuses ou agressives, a mis la barre très haut », explique Pierre Courbe pour qui le seul moyen de rendre les alternatives existantes vraiment concurrentielles est de ramener le secteur de l’aviation dans les règles du jeu.
Il y a toute une série de dispositions normatives et fiscales qui pourraient être prises au niveau des États membres de l’Union européenne. Le chargé de mission en mobilité pense essentiellement à deux méthodes : « Premièrement, il faut taxer le kérosène, car pour le moment, il est exempt d’accises donc bien plus avantageux que le carburant routier. Ensuite, taxer les billets d’avion en Belgique.
En Europe, seuls sept États membres appliquent une taxe sur les vols internationaux et 17 sur les vols nationaux. » Une autre politique toute simple serait de cesser d’investir dans le secteur aérien. Or, en Wallonie, on est encore dans une logique d’augmentation des capacités des aéroports. « C’est totalement incohérent avec la volonté du gouvernement de réduire les émissions de CO². On voit qu’il y a un vrai tabou politique », affirme Pierre Courbe, alors que cet argent pourrait servir à financer d’autres modes de déplacement plus durables comme le secteur ferroviaire. Mieux encore, il pourrait revaloriser le tourisme de proximité en vantant la beauté des régions qui nous entourent.
Le citoyen, un levier de changement
Parfois plus coûteuses ou chronophages, des solutions plus durables existent. On pense évidemment au train, cité notamment comme moyen plus écologique par l’Agence européenne pour l’environnement. Mais une autre option, bien plus économique et souvent passée sous silence est aussi dans la course : le car. Dans l’imaginaire collectif, c’est le moyen de transport préféré des retraités. Mais pour Pierre Courbe, c’est une alternative plus verte pour voyager : « Ils sont aussi pratiques lorsqu’on veut partir plus loin que les pays limitrophes et qu’on préfère éviter les changements. »
Tous logés à la même enseigne ?
Se pose alors la question de l’équité. Nous ne sommes pas toutes et tous égaux face aux moyens de transport.
Qui peut réellement se permettre de payer le double du prix ou de perdre deux fois plus de temps pour voyager ? Pour Pierre Courbe, cette question est à la limite de l’indécence : « On parle beaucoup de différences d’accès au transport aérien au sein des sociétés occidentales, mais la différence est encore plus grande au niveau planétaire. Environ 90 % des habitants de la terre n’ont jamais pris l’avion. C’est le moyen de transport des élites. C’est encore un bon exemple du déséquilibre nord-sud. »
Néanmoins, en matière de flygskam, le chargé de mission tient à faire la distinction entre responsabilité et culpabilité : « On peut toujours être tenu responsable des conséquences de ses actes, mais on ne peut-être considéré coupable que lorsqu’on agit en connaissance de leurs effets négatifs. Et de mon point de vue, la plupart des gens ne sont pas au courant des conséquences du fait de voler en avion. Il n’y a aucune raison de les tenir pour coupables. Ils sont objectivement responsables, mais pas coupables. »
Nous, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.
Et si on compare ?
En pratique : nous avons comparé les trois moyens de transport en simulant une réservation de tickets Bruxelles-Madrid pour le lendemain.
Résultats : le billet d’avion le moins cher est à 119 €, celui de train à 337 € et celui du car à 80 €. L’avion, même low cost, n’est donc pas forcément le moyen de locomotion le moins cher.
En revanche, dans ce cas de figure, c’est indéniablement le plus rapide.
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