Depuis plusieurs années, le monde du gaming interroge sa culture machiste et accouche enfin de personnages féminins complexes. Parmi eux, Ellie, la protagoniste principale de The Last of Us Part II : un modèle de femme forte pour une communauté de gameuses mal représentées.
Enthousiaste, Chloé Boels raconte : « Je joue depuis toute petite. C’est mon père qui m’a mis une manette entre les mains. » Près de 1,1 million de Belges taquineraient la console, selon une étude du Centre Jean Gol. Et, surprise, ce ne sont pas que des hommes. Parmi les gamers du royaume, il faut par exemple compter sur cette étudiante en linguistique de 23 ans, passionnée de jeux vidéo depuis toujours. Des jeunes femmes comme elle, il en existe d’ailleurs toujours plus. À tel point que l’hiver dernier, Chloé a lancé Stream’Her, une communauté de joueuses qui diffusent leurs parties en direct. « Je voulais créer une “safe zone” », explique-t-elle, le ton soudain un peu moins enjoué. Car immédiatement après le lancement de sa plateforme, Chloé a vécu un violent retour de bâton. Un « bad buzz » sexiste. « Sur Twitter, des mecs se sont mis à me traiter de “féminazie” ou à me dire que si nous, les femmes, avions besoin de ça pour sortir du lot, c’est que nous n’avions pas assez de talent. C’était l’incompréhension : pour moi, c’était une idée vraiment positive. »
Le récit de Chloé n’est pas unique et illustre une autre histoire, plus large et ambivalente à l’égard des femmes : celle du jeu vidéo. Une industrie incroyablement créative née dans les années 1970 sur des bornes d’arcades, qui fascina immédiatement petits et grands… garçons. « De manière générale, le monde du jeu vidéo est très masculin : tout y est pensé pour des hommes blancs et hétérosexuels », expose Martin Culot, formateur en éducation aux médias et spécialisé en jeux vidéo. À travers le monde, les femmes représentent un travailleur sur cinq de l’industrie, selon une étude de Statista. Résultat, elles sont également sous-représentées parmi les personnages principaux de jeux vidéo. Et puisque les joueuses ont moins de chances d’observer des modèles féminins dans et derrière l’écran, elles se sentent également moins légitimes de rejoindre le secteur. Un cercle vicieux, qui semble enfin cesser de tourner en rond.
Car si la parité est encore loin d’être atteinte, les femmes commencent bel et bien à infiltrer l’industrie du jeu vidéo. Halley Gross, par exemple, n’avait jamais imaginé écrire la suite de The Last of Us, un blockbuster de type survival horror : d’ordinaire, cette scénariste américaine verse plutôt dans les séries télévisées. C’est justement après qu’elle a écrit plusieurs épisodes du show « Westworld » que le créateur du jeu Neil Druckmann l’a approchée pour pénétrer ce monde inconnu. « J’ai la réelle chance de n’avoir connu le sexisme qu’il y a bien longtemps, au tout début de ma carrière. Aujourd’hui, je suis totalement intégrée dans ma communauté, tant à Hollywood que dans le gaming. Mon genre est vu comme un atout par mes collègues, qui veulent s’assurer de traiter correctement leurs personnages féminins. » Lorsqu’elle débarque dans le secteur, sa mission est ainsi de donner encore davantage de profondeur au nouveau personnage principal de The Last of Us Part II : Ellie. Adolescente combative accompagnant un mercenaire dans le premier opus qui a lieu dans un futur dystopique peuplé d’ « Infectés »
sanguinaires et de survivants non moins cruels, elle est désormais au centre du récit. Une tâche sensible pour la scénariste, puisque Ellie représente une figure particulièrement singulière du monde du jeu vidéo, bien loin de ses habituels clichés.
Demoiselles en détresse
Car jusqu’il y a peu, 80 % des personnages féminins de jeux vidéo incarnaient de tenaces stéréotypes de genre, selon une étude de 2005. Parmi eux, la sursexualisation dont sont frappées ces figures, affublées de poitrines toujours imposantes et d’une taille de guêpe, d’armures ou de vêtements légers et de poses suggestives, et ce, même s’il s’agit de jeux de combat – contribuant ainsi à une certaine érotisation de la violence. Et les évolutions récentes ne sont pas toujours pour plaire à leur audience. Il y a quelques semaines, l’épisode VII de la saga mythique Final Fantasy se voyait offrir un remake au goût du jour. Dans cette nouvelle version, l’un des personnages féminins, Tifa, a vraisemblablement subi une « réduction mammaire » de la part de ses designers. Sur les réseaux sociaux, de nombreux joueurs se sont indignés de cette modification. « Ce genre de choix fait scandale, parce que certains gamers ont peur de voir leur univers sexiste chamboulé », dénonce Martin Culot, auteur d’une analyse sur la déconstruction du genre au sein des jeux vidéo pour l’organisme Media Animation.
Et quand ils ne sont pas sursexualisés, là tant pour le plaisir des yeux que du jeu, les personnages féminins sont les « demoiselles en détresse » que devront sauver, au choix, Mario ou Link. Dans tous les cas, elles ont relativement peu de consistance. « Miss Pac-Man, par exemple, a la profondeur d’un personnage emoji. Pour la créer, on a simplement ajouté du rouge à lèvres et un nœud à Pac-Man. C’est dire toute l’étendue du stéréotype », décrypte Martin Culot. Et ces clichés s’étendent également de l’autre côté de l’écran, à en croire les principales concernées. « Le stéréotype de la gameuse, c’est la e-girl : la jolie fille un peu nulle aux jeux, qui est surtout là pour son physique », explique la joueuse Chloé Boels. « Elles existent – et elles font d’ailleurs ce qu’elles veulent –, mais elles sont une minorité. »
Dans la peau d’Ellie
Si les figures féminines de jeux vidéo proposent une représentation tronquée de la pluralité des femmes, elles sont aussi tout simplement moins nombreuses. Pire encore, elles sont le plus souvent reléguées à des rôles secondaires. Certaines recherches prouvent pourtant à quel point la présence et l’image de celles-ci sont importantes dans la représentation que les garçons et les filles ont par la suite des femmes. « Dans les jeux vidéo, on a l’opportunité unique de se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre », développe Halley Gross, la scénariste de The Last of Us Part II. Dans ce nouvel épisode, elle et son équipe ont ainsi tenté de « créer une expérience formidable, provocante, brutale et belle à la fois, qui les bouscule et les fait s’impliquer ». Chloé réagit : « The Last of Us, pour moi, ça a été une claque. J’ai adoré l’ambiance, la musique, les dialogues. Ce n’est pas simplement un jeu où on tire sur tout ce qui bouge », raconte-t-elle. « Mais il y a aussi des personnages forts. Ellie est touchante. J’aime son franc-parler et le fait qu’elle se batte, qu’elle sache utiliser un flingue. Il faudrait qu’il y en ait plus comme elle, jusqu’à ce que ça devienne naturel. C’est important pour nous de ne plus être uniquement représentées par des princesses ou des pimbêches, parce qu’on s’identifie à ces personnages. Et à partir du moment où des personnages sont très travaillés, ils ne peuvent plus être juste des prétextes. »
Plus de diversité, pour de meilleurs personnages
Plus que tout, la scénariste américaine Halley Gross admire la complexité insufflée à la protagoniste principale de The Last of Us Part II. Ellie est en effet l’un des seuls personnages LGBTQ+ de la filière du jeu vidéo, sans pour autant n’être définie que par ce trait. De la même manière qu’il reste encore extrêmement rare de croiser des représentations de personnes de couleur, la plupart sont farouchement hétérosexuels. « Durant les tests, nous avons eu énormément de retours positifs de la part de femmes et plus particulièrement de joueuses LGBTQ+ qui se sont senties représentées — et c’est une vraie victoire », se réjouit l’actrice derrière Ellie, qui ajoute encore : « La diversité est incroyablement importante, pas seulement dans l’industrie du jeu vidéo, mais dans toutes les industries. Ces histoires ont l’opportunité d’apprendre aux gens l’empathie, de les ouvrir à de nouveaux mondes et combats, qu’ils n’auraient jamais découverts autrement. La force des jeux de Naughty Dog (la société derrière The Last of Us, NDLR) vient en partie de la diversité de ses développeurs. Nos personnages sont plus honnêtes, nos mondes ont plus de chair, grâce aux expériences et inspirations que mes collègues mettent sur la table. Chaque choix est testé pour répondre à une volonté d’honnêteté, d’authenticité et de résonance. Je ne voudrais pas travailler autrement. »