Être créatif requiert intrinsèquement un esprit ouvert. Être créateur implique d’être capable de prédire l’avenir à deux ou trois saisons. Sentir la tendance du monde, les besoins de la société et insuffler, dans le quotidien du public, un sortilège glamour d’incantations et de coton.
Ce sont des carrières flamboyantes et difficiles. Des éblouissements euphoriques, l’adrénaline des défilés, et pour les plus chanceux, les ors du succès. Pour tous, une pression constante, une concentration quasi sans échappatoire. Dans l’une de ses rares interviews, Christóbal Balenciaga a déclaré en 1971 au « Times » : « C’était une vie de chien. » Chefs d’entreprise, visionnaires, globe-trotteurs, « socialite », hommes et femmes publics intimement impliqués dans le langage esthétique d’une époque, il y a ceux qui consultent des voyantes en cachette et y croient, et ceux qui invoquent les astres en public mais n’y croient pas tant que ça. Paco Rabanne, créateur-prédicateur, a développé avec ses prédictions dystopiques un marketing de l’apocalypse, mais selon Donald Potard, ancien PDG du Groupe Jean-Paul Gaultier pendant 25 ans, expert du luxe et ami historique de toute une génération de designers aussi géniaux qu’azimutés, l’inventeur des robes en métal ne croyait pas tant que ça à ses paroles d’argent... Comme la marine, la mode, tributaire du temps, celui qu’il fait et celui qui passe, et qui a intérêt à s’équiper d’une bonne boussole, porte depuis des siècles ses superstitions à même la peau.
« Il y a plus de superstition que de respect de la mode. » Donald Potard
Les TOC et tactiques du vêtement
Le mariage, déjà un rituel en soi, charrie son lot de superstitions vestimentaires : la mariée devrait arborer un élément bleu, un objet emprunté et un accessoire ancien. Mais il y a aussi les couturières qui confectionnent ces robes, et cousent discrètement l’un de leurs cheveux dans la doublure : cela leur garantirait d’être la prochaine mariée ! Alors qu’un cheveu dans la soupe au restaurant garantit juste un café gratuit. On connaît tous l’histoire du parapluie ouvert à l’intérieur de la maison qui porterait malheur, tout comme le chapeau posé sur le lit (mauvais présage !), mais on sait moins à quel point une chemise peut être dangereuse : en choisir une blanche le vendredi serait vecteur de chkoumoune, tout comme le fait d’en laver une (même bleue), ce même jour, attirerait la malchance. De quoi finir à poil, mais serein.
Les rituels propres à chacun
Donald Potard a travaillé pendant 30 ans avec Jean-Paul Gaultier, et à deux pas de créateurs non moins importants dans l’histoire de la mode française. Il évoque des habitudes plus personnelles, « qui tiennent tout autant de la croyance que de la névrose : par exemple, attendre la dernière seconde pour se rendre à l’aéroport. Si on rate l’avion, c’est qu’on ne devait pas partir. Jacqueline Jacobson, créatrice de Dorothée Bis, filait toujours exprès in extremis prendre son avion, comme pour tenter le destin. C’est une forme de délire de pouvoir : “l’avion m’attendra”. Jean-Paul Gaultier s’imposait aussi souvent un rythme intenable lors de ses voyages, à se rendre malade sur le périphérique, courir pour l’embarquement, puis complexifier encore la situation avec l’hôtesse en mélangeant les billets. » Mi divin, mi-diva. « Mais ce stress n’était pas généré pour rien : d’une certaine manière, ça nourrissait leurs inspirations. C’est caractéristique de nombreux créateurs. Quand on a son avion privé, comme Karl Lagerfeld, on arrive à l’heure. Mais “l’avantage” de voler en commercial, c’est le potentiel de valeur dramatique ajoutée. Dans le même ordre d’idée, beaucoup de créateurs décidaient parfois, comme Saint Laurent avec Berger, d’annuler un déplacement sur le fil, même quand la presse et les clients attendaient déjà au Japon. Ce sont des névroses qui mènent à tester le destin. C’est pareil pour tous les défilés qui commencent en retard : si c’est à cause du show précédent, admettons. Mais quand tout le monde est déjà assis ? On cherche le frisson un peu magique de flirter avec les limites. » Dans la catégorie « le monde s’arrête pour moi », mentionnons Céline Dion à la haute couture en juillet 2019, retardant chaque défilé de près d’une heure, parce qu’on l’attendait pour commencer.
« Je suis née sous le signe du lion ; les astrologues sauront ce que cela veut dire. » Gabrielle Chanel
Les symbolismes de Gabrielle Chanel
Altière et volontairement insaisissable, cette grande dame de la mode née pauvre, qui avait commencé sa carrière comme modeste couseuse, pouvait se targuer d’avoir eu de la chance. Plus tard, ses appartements du 31 rue Cambon ont abrité nombre de ses gris-gris investis d’une certaine magie. Elle était ouvertement superstitieuse, même si la boule de cristal qui ornait son bureau était en réalité une lourde pampille détachée de son lustre. Surprise et réinterprétation des codes convenus ont fondé sa démarche créative, il en était de même pour la décoration de son intérieur. Partout, des lions et des épis de blé. Le lion en référence à son signe astral, le blé comme allusion aux moissons d’été qui tombent pen- dant son anniversaire, et dont les épis porteraient bonheur.
Traditionnellement, depuis l’art mésopotamien, les lions protégeraient les lieux des ondes négatives. Aujourd’hui, le fauve s’inscrit parmi les symboles d’identification de Chanel, aux côtés du camélia ou de la comète. Gabrielle disait : « Je suis née sous le signe du lion ; les astrologues comprendront ce que cela veut dire. (...) Comme lui, je sors mes griffes pour empêcher qu’on me fasse mal. Mais, croyez-moi, je souffre plus de griffer que d’être griffée. » Le lion, dans l’ordre du zodiaque, porte le numéro 5, mystiquement considéré comme le chiffre magique de Mademoiselle. Le blé était lui représenté dans l’unique tableau de la maison, offert par Dali à son amie en 1947, une œuvre où l’épi se tient surréalistement à la verticale sur une planche, projetant une ombre fragile.
Autre forme de spiritualité, les codes religieux étaient aussi présents dans l’univers de la créatrice. Placée à l’âge de douze ans par son père à l’orphelinat de l’abbaye cistercienne d’Aubazine en Corrèze, elle a plus tard emprunté aux religieuses le noir et blanc de leur tenue, apposé ensuite au packaging du parfum N°5. Premier parfum lancé en 1921 par une couturière, il est rapidement devenu le flacon le plus connu et identifiable au monde. Gabrielle expliquait ainsi le choix de sa dénomination : « Je présente ma collection de robes le 5 du mois de mai, le cinquième de l’année, nous lui laisserons donc le numéro qu’il porte et ce numéro 5 lui portera bonheur. » Quant au N°19, il correspond à son jour de naissance. Cette année au mois de novembre, la maison Chanel lance les icônes de 1932, une ligne de fine joaillerie fondée sur les symboles de la comète, du soleil, et sous le signe du lion. Pour clôturer une année qui a bien besoin d’un petit porte-bonheur...
Le destin est d’argent, le hasard est Dior
Christian Dior a toujours cru au destin et en sa bonne étoile. Le 18 avril 1946, âgé de 41 ans, il travaillait chez Lucien Lelong et avait rendez-vous le lendemain (un 19, tiens), avec Marcel Boussac, le plus célèbre des industriels de l’après-guerre. Ce dernier voulait lui proposer de reprendre la direction artistique d’une maison de mode. Christian Dior hésitait, arpentant la rue Faubourg-Saint-honoré plongé dans ses pensées. Il s’est alors cogné dans la providence, trébuchant sur une étoile du Berger, tombée au sol juste devant l’ambassade du Royaume-Uni. Lui qui a grandi à Granville, en Normandie, face aux îles anglo-normandes, y a vu la prophétie du chemin à suivre. On s’en doute, Christian Dior a accepté l’offre de Boussac, et grâce à l’étoile du Berger, n’a pas perdu le nord : à la condition que cette maison porte son nom. « Le hasard vient toujours au secours des gens qui ont très envie de quelque chose », a-t-il ensuite écrit dans ses mémoires.
Comme sa grand-mère, il était féru d’art divinatoire, consultait des cartomanciennes, guettait les signes du destin, écoutait les prémonitions. Après sa première rencontre avec une voyante en 1919 (décidément), il avait 14 ans, et s’est amusé plus tard à se déguiser en romanichel pour la kermesse de charité organisée à Granville. Une corbeille attachée autour du cou par des rubans, il était responsable des fétiches d’une chiromancienne. Elle lui lira les lignes de la main le soir même : « Vous vous trouverez sans argent, mais les femmes vous seront bénéfiques et c’est par elles que vous réussirez. Vous tirerez de gros profits et vous serez obligé de faire de nombreuses traversées. » Vu la précision de la prédiction, les diseuses de bonne aventure accompagneront son parcours toute sa vie.
Superstitieux et attentionné, il aimait glisser un brin de muguet séché dans l’ourlet de ses robes de haute couture, et dans la poche de son veston. Il gardait aussi toujours près de lui un trèfle à quatre feuilles, un morceau de bois et deux cœurs. Son chiffre à lui ? Le 8. L’infini couché. Sa maison de couture était sise dans le VIIIe arrondissement de Paris, dans un immeuble de huit étages – huit ateliers – qui doublaient un autre immeuble également de huit étages. Le 8 a aussi inspiré les lignes sensuelles de la silhouette New Look : « Nette et galbée, gorge soulignée, taille creusée, hanches accentuées. » Maria Grazia Chiuri, aujourd’hui directrice artistique de la maison Dior, rend régulièrement hommage à ces croyances prolifiques à travers ses collections, en y intégrant notamment les arcanes du tarot et des motifs astrologiques.
Les croyances cousues de fil blanc
Les créateurs peuvent aussi être les instigateurs de rituels investis d’un certain chamanisme personnel : Donald Potard se souvient que « chez Jean-Paul Gaultier, s’il n’y avait pas de problème particulier à un moment donné, on créait une forme de tension pour donner du punch. Mais ce n’est pas spécifique à cette maison : la plupart des créateurs ne font pas la différence entre le bon et le mauvais stress. Ils le confondent avec l’énergie. Si la préparation d’une collection se passe trop bien, on change le modèle, qui est pourtant impeccable, à la dernière minute, comme si on avait le temps une heure avant le défilé. Ça frôle le sabotage, mais ça met en transe créative. Il existe un autre pari sur le destin, qui n’est pas vraiment de la superstition, mais une sorte de test sur le contrôle de la situation avec les journalistes : on complique le message d’une collection et la présentation d’un défilé pour que seules cinq personnes dans l’assistance puissent comprendre. C’est symptomatique de la peur d’être compris par tout le monde. La mode ne supporte pas le premier degré, et ce manque de côté rationnel touche à la superstition ». La magie consiste alors en être voyant, et rester clairvoyant.
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